La haute mer qui façonne

Les sœurs Emma Teal Laukitis et Claire Neaton vivent en Alaska, au rythme des saisons. Elles tanguent entre la mer et la terre, entre la pêche et leur entreprise, The Salmon Sisters, qu’elles dirigent principalement depuis la côte (et parfois depuis leur bateau, quand le réseau le permet).

Texte — Marie Charles Pelletier
Photos — Ash Adams

Emma Teal Laukitis et Claire Neaton sont nées dans les iles Aléoutiennes, un archipel à l’extrême sud-ouest de l’Alaska qui s’étend sur plus de 1 500 km dans la mer de Béring. Pour elles, grandir dans un environnement sauvage et isolé a dicté tout le reste : avec leur famille, elles ont dû apprendre à être autosuffisantes, à faire preuve de résilience et de créativité — comme un instinct de survie latent, qui infuse les réflexions quotidiennes.

Pourtant, jamais les sœurs n’étaient-elles à court de choses à faire. Leur enfance a été bercée par des après-midis à cultiver des plantes avec leur mère et de longues journées à capturer des saumons au filet avec leur père, pour la petite entreprise familiale.

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Je réussis à les attraper au téléphone alors que nous sommes à l’aube de la saison de la pêche. L’une est à Dutch Harbor, dans la baie d’Unalaska, et l’autre se trouve à Seattle, en attendant de s’envoler pour rejoindre sa sœur. La distance qui nous sépare toutes les trois fait gricher la ligne.

« Très jeunes, Claire et moi ressentions déjà énormément de gratitude envers la terre et les mers du Nord, qui nous ont tellement donné », m’explique Emma, la voix rieuse. Ainsi connectées à leur moyen de subsistance, elles ont vite eu le sentiment de faire partie d’un tout, d’être intrinsèquement liées à toutes les espèces avec lesquelles elles cohabitaient. « Lorsque la montaison de saumons était petite, par exemple, tout le monde le sentait : notre famille, les autres communautés côtières, les ours bruns, les aigles », poursuit Emma.

En 2012, elles ont décidé de rendre hommage au patrimoine côtier en fondant The Salmon Sisters. Avec leur entreprise, elles pêchent et transforment du poisson sauvage du Pacifique comme le flétan, la morue et le saumon sockeye.

Les sœurs de 29 et 30 ans consacrent donc leurs étés à pêcher dans les deltas et la mer de Béring. Les voyages peuvent durer plusieurs jours, surtout lorsqu’elles partent capturer du flétan à la palangre. Elles dirigent leur compagnie à distance, lorsqu’elles parviennent à attraper du réseau depuis le bateau. Et quand elles retrouvent la terre ferme, elles prennent plaisir à aider leur mère, qui n’a jamais cessé ses travaux d’horticulture.

L’hiver, Emma et Claire en profitent pour développer les projets que la mer leur a inspirés. Elles proposent des boites de poissons sauvages surgelés, du matériel de pêche, des vêtements et, tout récemment, un livre de recettes qu’elles ont cosigné. Elles y parlent de leur mode de vie simple, adapté à leur environnement; des légumes qu’elles récoltent dans le jardin; des plantes sauvages trouvées le long du littoral et qu’elles apprêtent. Le reste du temps, pendant la saison (très) froide, elles donnent un coup de main à l’entreprise familiale, qui continue de rouler toute l’année.

Perpétuer la pratique
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Cette valse saisonnière leur permet de couvrir tous leurs champs d’intérêt et, surtout, de redonner à leur communauté. En 2016, elles ont créé le Give Fish Project, un programme à double vocation qui soutient les pêcheur·euse·s et contribue à la sécurité alimentaire de l’État, alors qu’environ une personne sur sept lutte contre la faim dans la région. Chaque année, la compagnie verse 1 % de ses bénéfices nets à la Food Bank of Alaska. L’argent est destiné à l’achat de fruits de mer sauvages pêchés par les Alaskain·e·s.

Emma explique qu’en Alaska, elles font partie d’une pêcherie commerciale gérée dans une optique de développement durable. Les principes de conservation font en sorte qu’elles ne peuvent pêcher de saumons que lorsqu’un nombre suffisant d’entre eux ont remonté le courant pour frayer. « Une mauvaise gestion de la ressource mènerait à la disparition de notre mode de vie et de notre moyen de subsistance. C’est un équilibre délicat », souligne-t-elle. Le gouver­nement, les scientifiques et les pêcheur·euse·s travaillent ensemble vers l’atteinte d’un but commun : celui de permettre aux générations futures d’attraper et de manger, elles aussi, du poisson sauvage.

« En tant que pêcheuses commerciales, notre devoir est de récolter de la manière la moins nocive possible », ajoute Claire. Tant que les pratiques de capture seront saines — respect des quotas, préservation des habitats, lutte à la pollution —, les pêcheries pourront exister, puisqu’elles ne menacent pas l’écosystème. La gestion préventive des ressources en Alaska est considérée comme un modèle de durabilité dans le monde.

À plus petite échelle, c’est en variant le contenu de notre assiette que nous pouvons faire une différence. Il faut d’abord commencer à considérer comme des aliments les algues, les bivalves et les poissons qui se trouvent au bas de la chaine alimentaire. « Je pense qu’il y a un avenir alimentaire passionnant dans la mer nordique, mais que notre perception doit s’adapter. Au-delà du thon et des crevettes, il y a les sardines, les panopes, les laitues de mer, et j’en passe », soutient Emma. En diversifiant nos gouts, nous pouvons réellement contribuer à rétablir l’équilibre des océans.

L’incertitude des jours
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Le temps s’écoule à deux vitesses différentes en mer : soit à cent milles à l’heure, soit à reculons. Le quotidien peut être extrêmement intense; l’équipage se tue parfois à la tâche pendant de longues heures. Mais il arrive aussi que le vent tourne pour laisser place à des moments d’accalmie — c’est le cas lors des déplacements entre les zones de pêche, par exemple.

« Il faut être préparé aux deux modes; c’est la raison pour laquelle la pêche est un défi tant mental que physique », dit Emma. Le métier est reconnu comme l’un des plus difficiles au monde, avec le froid, le vent, le manque de sommeil, les vêtements qui ne sèchent pas. Certaines journées sont pires que d’autres : il suffit que le mal de mer ou que le découragement prennent le dessus. Il faut dire aussi que les risques se multiplient en région éloignée — les ressources, advenant un accident ou un bris mécanique, sont plus ou moins accessibles —, et que l’incertitude est constante et multiple : attraperont-elles du poisson ? Combien de temps avant la fin de la saison ? Avant de revoir leurs proches ?

Malgré tout, jamais elles ne s’habituent au spectacle qui se joue devant leurs yeux. Les hautes montagnes, l’immensité du ciel et de l’océan qui les avale. Elles continuent de découvrir des endroits sauvages et intacts en explorant les côtes les plus isolées de l’Alaska. Chaque fois qu’elles lèvent le regard, elles s’émerveillent de la grandeur et de la beauté brute de l’endroit où elles vivent.

Leur relation avec la nature est intime. La mer et la terre sont sources de vie pour leur famille et leur communauté.

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« Elles nous ont donné une identité, affirme Emma, quelque chose à protéger, à aimer et à défendre. » En Alaska, l’industrie de la pêche représente le plus important employeur du secteur privé, et compte une majorité d’entreprises familiales. Sans elle, les communautés côtières, aussi résilientes soient-elles, ne pourraient pas survivre, ni assurer un héritage à leurs enfants. « Les océans ont besoin de notre attention. Nous devons prendre soin d’eux, et les laisser en meilleur état pour les générations qui viendront », conclut Claire.

Numéro 09

Cet article a paru dans notre plus récent numéro

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