Se nourrir de l’océan

Entrevue avec Bren Smith, fondateur de la compagnie d'agriculture sous-marine GreenWave.

Le système d’algoculture et de conchyliculture (d’élevage des coquillages) que Bren Smith a créé de toute pièce est simple et facilement reproductible. Mais ce n’est pas tout. Il contribue à la régénération des espèces, à la santé des océans et à la création d’emplois. Une réponse efficace — sans doute la meilleure — à la question de la production alimentaire en contexte de changement climatique.

Nous savons tous que les océans couvrent près de 70% de la surface de la Terre. Ce que nombre d’entre nous ignorent, toutefois, c’est que seule une petite partie de notre nourriture en provient — environ 2%. En d’autres mots, nous consacrons beaucoup trop de temps, d’énergie et de ressources à faire pousser nos aliments au mauvais endroit. Et nous déversons par conséquent des matières polluantes dans nos écosystèmes terrestre et aquatique.

Pour cette raison, il est presque certain que l’aquaculture — l’élevage de produits marins ou la culture de plantes aquatiques — représentera, dans l’avenir, notre plus importante source de nourriture. À condition de bien faire les choses. C’est précisément ce dans quoi s’investit Bren Smith, propriétaire de Thimble Island Ocean Farm et directeur général de GreenWave, une organisation à but non lucratif qui enseigne au public à créer ses propres fermes d’aquaculture. GreenWave accueille présentement des candidats originaires de tous les États américains ayant un littoral ou issus de divers pays du monde, qui souhaitent reproduire chez eux le modèle de Smith.

Le modèle en question pourrait permettre le développement d’une nouvelle économie mondiale tout en restaurant la santé des océans. Pas étonnant que l’homme qui l’a mis au point ne soit pas un pêcheur ordinaire — en fait, son parcours n’a rien d’ordinaire. Smith a grandi à Terre-Neuve, dans une ville appelée Petty Harbour, où la pêche faisait partie intégrante de la culture locale. Il a d’ailleurs abandonné l’école à 14 ans pour travailler sur l’eau. Smith a aussi occupé divers boulots: il a gagné sa vie comme concierge dans une salle d’urgence d’hôpital, où il «nettoyait des vomissures et du sang toutes les nuits»; il a conduit des camions; et il a vendu, avec un certain succès, des objets en bois qu’il fabriquait lui-même dans les rues de New York. «Je faisais ce que je pouvais», résume l’entrepreneur.

Mais l’attrait de l’océan a fini par l’emporter. Smith a tenté d’entrer à l’école d’aquaculture de St. John’s, à Terre-Neuve. Il s’est même acheté un habit et une cravate pour l’entrevue d’admission, croyant ainsi améliorer ses chances. En vain. «Il fallait quand même avoir un CV», dit-il avec son air bon enfant et son humour d’homme qui en a vu d’autres. Tout le temps passé à pêcher et à se démener entre divers boulots ne lui servait à rien. Puis, pour la première fois en 150 ans, une zone destinée à la conchyliculture a été ouverte à la location dans le détroit de Long Island. Smith a profité de l’occasion pour se lancer dans l’ostréiculture. Rapidement, celui qui avait travaillé pendant des années sur les bateaux a commencé à s’ennuyer. «Je n’étais pas très bon non plus», ajoute-t-il. Fidèle à lui-même, toutefois, il a fini par le devenir. Sa ferme ostréicole a connu une période relativement prospère. Quand les ouragans Irene et Sandy ont frappé, Smith a cependant tout perdu (et il s’est presque noyé en cherchant à sauver ce qui pouvait l’être).

Après ce genre d’épreuve, la plupart des gens seraient carrément passés à autre chose. Pas Smith. En prenant un peu de recul, il s’est rendu compte que pour vivre de la mer,  il devrait emprunter une voie plus sure. C’est cette prise de conscience qui l’a finalement poussé vers l’algoculture.

Smith a ainsi conçu un système d’échafaudage flottant simple, mais novateur, où il peut élever diverses espèces de bivalves et faire croitre une variété de varechs. Implantées au large de la côte du Connecticut, ses cultures de palourdes, d’huitres et de laminaires sucrées produisent une quantité importante de nourriture dans un espace  assez restreint (quelques hectares seulement). Par ailleurs, sur les plans environnemental et nutritionnel, les produits de la Thimble Island Ocean Farm supplantent des produits agricoles analogues, comme le soja et le maïs.

Smith considère que mère Nature nous a donné deux technologies: les algues et les coquillages. Les deux se régénèrent par eux-mêmes, tirant leur nourriture — l’azote et le phosphore de même que le dioxyde de carbone émis par les combustibles fossiles — de l’eau dans laquelle ils vivent. Ils sont riches en omégas 3 et en protéines maigres. Enfin, ils peuvent être transformés en biocarburants et en engrais, jetant ainsi un pont entre l’aquaculture et l’agriculture traditionnelle.

Inspirée par la vision de Smith, j’ai voulu en savoir plus sur son travail et son parcours inhabituel: de pêcheur à algoculteur, puis à instigateur d’une profonde transformation du système alimentaire mondial — espérons-le. Je lui ai demandé pourquoi il apprécie tant travailler sur l’eau. «J’aime le mélange d’aventure et d’humilité», m’a-t-il répondu. «Il y a quelque chose d’exaltant dans le sentiment de n’être qu’un minuscule point dans l’océan.»

Q&R

BESIDE: Après huit années à élever des huitres, comment en es-tu arrivé à faire pousser des algues?

Smith: Mon expérience avec les huitres m’a montré qu’on pouvait cultiver des végétaux qui n’exigent ni eau ni intrant alimentaire (de l’engrais, par exemple). Les huitres ont aussi des propriétés régénératrices: elles filtrent 189 l d’eau par jour et absorbent l’azote qu’elle contient. En cherchant des espèces ayant des caractéristiques semblables, je suis tombé sur l’étude mondialement célèbre du Dr Charlie Yarish, portant sur la culture des algues et, en particulier, du varech.

Dès lors, je me suis lancé dans la polyculture; j’ai intégré d’autres sortes de coquillages ainsi que des algues à ma production. Dans ma région, il était logique de faire pousser du varech — une culture d’hiver — à cause du climat. La densité obtenue par pied carré est formidablement élevée, et la rotation avec les autres cultures fonctionne bien. Le varech que je produis a un gout très doux une fois cuit; on peut donc l’utiliser dans différents plats, outre les sushis.

Mais je pense que la véritable innovation, c’est d’occuper toute la colonne d’eau, et plus seulement le fond de la mer. De cette toute petite empreinte émerge une quantité incroyable de nourriture. C’est une structure très simple, qui peut être reproduite facilement.

C’est le modèle du salon de manucure appliqué à la mer. Tout ce dont vous avez besoin, c’est de 20 000 dollars, d’un bateau et de 8 hectares.

BESIDE: À quoi ressemble le quotidien de GreenWave?

Smith: Nous organisons des formations et nous faisons de la «recherche et développement». Nous sommes aussi en train de constituer un manuel open source pour que les gens puissent reproduire notre modèle. Parallèlement, nous travaillons à l’élaboration de politiques;  il n’est en effet pas vraiment « légal » de pratiquer certaines de ces cultures. Dans l’État de New York, par exemple, on n’a jamais cultivé d’algues. Il n’existe donc pas de règlements légitimant la pratique. Dans certains États, on doit carrément écrire des lois pour commencer à faire bouger les choses. Avec notre partenaire, Patagonia, nous sommes également en train de créer un code de conduite en collaboration avec les fermiers et l’industrie. Ici, en Nouvelle-Angleterre, et à Santa Barbara, en Californie, nous offrons enfin de nouvelles formations — nous les appelons les « classes flottantes » (floating classrooms).

BESIDE: Ta pratique reprend-elle des éléments de l’aquaculture traditionnelle?

Smith: Oui: il s’agit après tout d’une industrie vieille d’un millier d’années. En réalité, il y a deux formes d’aquaculture. La première — l’aquaculture industrielle — implique une utilisation massive d’intrants et cherche essentiellement à répondre à la demande. Elle inclut souvent l’élevage de saumons et de thons, une pratique dispendieuse, polluante et non durable. La seconde forme d’aquaculture, qui date d’il y a 1 000 ans, s’appuie sur ce que les océans peuvent fournir, et sur ce qui est le plus logique et le plus facile de cultiver. C’est elle que pratiquaient les Autochtones du Nord-Ouest Pacifique; ils construisaient par exemple des murs de protection pour la culture de palourdes. On peut même faire remonter la production d’algues aux peuples asiatiques antiques! En gros, j’ai pris tous les systèmes qui existaient et je les ai combinés pour créer la première ferme de polyculture verticale.

BESIDE: Je pense que c’est ce que font tous les génies reconnus: ils reprennent des idées autour d’eux.

Smith: Oui, exactement! Et il n’y a rien de mal là-dedans. C’est aussi pour cette raison que notre modèle est libre de droits. L’objectif de GreenWave est de former une nouvelle génération d’aquaculteurs. Je n’ai pas fait ça pour devenir le roi du varech, mais pour que des milliers de fermes adeptes de pratiques régénératrices voient le jour et redonnent vie à nos océans.

BESIDE: C’est intéressant. Je me rappelle t’avoir entendu affirmer que tu ne cherchais pas à «sauver» l’océan. Que voulais-tu dire par là?

Smith: Je suis là pour aider l’océan à se soigner lui-même. À plusieurs égards, on peut se considérer chanceux qu’il soit aussi bon marché de produire les aliments les plus durables, soit les aliments régénérateurs — d’autant plus que dans l’économie du climat, le prix de l’eau et des engrais sera amené à gonfler. Je pense que les légumes marins et les bivalves se retrouveront au centre de notre assiette, alors que les poissons sauvages seront progressivement repoussés sur les bords. Reste à savoir si les aliments du futur auront bon gout ou s’il faudra se forcer pour les avaler, comme pour l’huile de foie de morue.

 

C’est un moment charnière pour les chefs. Leur boulot consiste à prendre des trucs dégoutants et à en faire quelque chose de beau et de délicieux. S’ils n’en sont pas capables, qu’ils quittent leur job. Moi, mon rôle, c’est de contribuer le moins possible au changement climatique.

 

Et de remettre aux chefs le fruit de ma production, pour qu’ils travaillent avec. Il y a 10 000 plantes comestibles, et entre 200 et 300 espèces de coquillages dans l’océan, disons-le.

BESIDE: Ça annonce toute une transition, en effet!

Smith: Dans la mer, il y a de la roquette, du chou kale et des tomates que les chefs n’ont jamais vus, et donc jamais cuisinés. Avec la multiplication des sècheresses et des incendies, nous nous tournerons de plus en plus vers l’océan pour assurer la production alimentaire. Il sera extrêmement intéressant et excitant d’explorer ce type de cuisine.

BESIDE: Avec combien d’aquaculteurs travailles-tu chez GreenWave?

Smith: Dans tous les États et pays littoraux, des gens veulent créer des fermes d’aquaculture. C’est le nouveau visage de l’environnementalisme. On ne cherche plus à empêcher la mise en œuvre de pipelines; on se demande plutôt ce qu’il faut construire. L’aquaculture pourrait représenter la source d’emplois la plus prometteuse depuis la Seconde Guerre mondiale. Avec les océans, on part de zéro: tout est possible. On peut vraiment faire de la nourriture de la bonne façon, à la condition de s’intéresser à l’histoire de l’aquaculture, de s’assurer que les personnes à faible revenu y ont accès, d’adopter une approche ascendante (et non l’inverse) et de miser sur la polyculture. C’est très stimulant.

La crise du climat affecte profondément l’économie mondiale. Elle nous accule au pied du mur et nous oblige à faire preuve de créativité.

BESIDE: Comment crois-tu que les agriculteurs traditionnels réagiront à ces changements?

Smith: L’une des tendances intéressantes de l’économie circulaire est la polyculture « sol et semences ». Pourquoi ne pas jeter un pont entre la terre et la mer? Les agriculteurs ne pourraient-ils pas cultiver du varech en hiver et du chou kale au printemps et en été? Au lieu de parcourir des milliers de kilomètres pour se déplacer en fonction des saisons, les travailleurs migrants resteraient ainsi toute l’année au même endroit. Les fermes qui les emploient utiliseraient leurs infrastructures pour combiner différentes productions — pour faire du jerky à partir de varech et de champignons, par exemple —, mais aussi pour favoriser la réutilisation de certains nutriments. Même les meilleures fermes bios rejettent de l’azote dans la colonne d’eau. Celui-ci est alors absorbé par le varech, que nous récoltons ensuite pour créer de l’engrais pour les agriculteurs. La boucle est bouclée! Nous demandons aux agriculteurs: « Quelles leçons avez-vous apprises sur la terre ferme que nous pourrions mettre en œuvre? Quelles options devrions-nous considérer en bord de mer? » Les possibilités d’économie circulaire se trouvent en marge des modèles établis, et c’est là que nous allons chercher des idées et des solutions créatives.

BESIDE: Sens-tu de l’enthousiasme chez eux pour ce genre d’innovation?

Smith: On assiste à deux phénomènes. On constate d’abord que les jeunes agriculteurs traditionnels sont de plus en plus nombreux à vouloir se lancer dans l’aquaculture, car ils n’ont pas les moyens de se payer les infrastructures qu’exige l’agriculture classique. Il en coute à peine plus de 50 dollars l’hectare pour créer une ferme d’aquaculture. Les obstacles à l’entrée sont quasi inexistants. En fait, ce qui fait surtout pencher la balance, c’est que l’eau ne coute pas grand-chose et que nous n’avons pas à nourrir les coquillages et les algues ni à combattre la gravité. Le modèle peut donc être facilement reproduit ailleurs.

Ensuite, nous ne possédons pas l’océan. Ce que nous possédons, c’est le droit de pratiquer l’algoculture et la conchyliculture selon nos propres procédés. Nous n’avons aucun droit sur la mer: n’importe qui peut venir pêcher sur notre ferme ou plonger dans nos forêts de varech. La meilleure pêche commerciale dans la région se fait chez nous, parce qu’il y a beaucoup d’activité sous l’eau. Nous n’avons aucun droit sur la mer; nous essayons simplement de protéger le bien commun. On utilisait auparavant les algues pour nourrir le bétail. C’est une tradition qui remonte à plusieurs centaines d’années — on trouve d’ailleurs des photos d’agriculteurs qui collectaient le varech pendant la Grande Dépression. Le lien existe donc depuis longtemps, mais on n’y a pas encore réfléchi sérieusement; aucune véritable structure n’a été créée pour que l’on puisse en tirer parti. Ce n’est pas difficile à mettre en place, puisqu’un tel système profitera à de nombreuses personnes dans différents secteurs.

Les bons agriculteurs savent aussi qu’ils rejettent de l’azote dans les cours d’eau; surtout, ils savent qu’on peut les aider. 

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Cet article a été publié dans le numéro 03.

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