Souveraine parmi les reines

Au cœur des Appalaches, Maggie Lamothe-Boudreau élève des reines abeilles qui seront vendues aux apiculteur·rice·s de la province. Un travail méconnu, essentiel pour notre autonomie alimentaire.

Texte—Eugénie Emond
Photos—Nicolas Gouin

Les ruches multicolores de Maggie Lamothe-Boudreau ont une belle vue. Nichées au sommet des vallons verdoyants d’Irlande et de Saint-Adrien-d’Irlande — deux villages voisins dans les Appalaches, au Québec —, elles sont traitées aux petits oignons par l’apicultrice.

On vient de loin pour rencontrer la chaleureuse et vaillante Maggie. En ce matin de printemps, Jean a justement mis plus de deux heures de route à partir de L’Islet, sur le bord du fleuve.

Dans une petite boite remplie de brans de scie, Maggie dépose délicatement ses «cocottes», des cellules royales enrobées de cire. Pour peu, on se croirait devant une pâtissière qui sélectionne ses plus beaux choux à la crème.

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«Cette fois, je tiendrai la boite bien droite sur mes genoux», promet Jean, qui a perdu plusieurs cellules, écrasées lors du transport, l’an dernier.

Chaque cellule royale contient une nymphe — une future reine que l’apiculteur introduira dans sa ruche.

Maggie est l’une des deux seules femmes à élever et à vendre des reines au Québec. Voilà quatre ans qu’elle se consacre à temps plein à son entreprise, après avoir fait ses classes auprès d’autres gens du métier. De la construction d’un caveau au minutieux greffage de larves, rien ne semble être à son épreuve. Disséminées dans les collines, ses ruches aux couleurs vives aident les abeilles à retrouver plus facilement leur logis. C’est que Maggie pense à tout.

Tôt en mai, les apiculteur·rice·s ont besoin de ces reines pour remplacer celles qui sont mortes durant l’hiver — en raison des pesticides et des écarts de température, notamment — ou pour démarrer de nouvelles ruches. Ils et elles assurent ainsi la pollinisation des plants de bleuets, puis des cultures successives: canneberges, cucurbitacées, sarrasin, pommes, etc. Peu d’entre nous le savent, mais le tiers de ce que nous mangeons dépend de ce procédé. Chaque ruche contient une reine dont l’unique tâche est de pondre des œufs, assurant ainsi le renouvèlement de la colonie. «Ce n’est pas parce qu’on l’appelle reine qu’elle a un rôle de gestion. Le travail se fait collectivement», précise l’apicultrice.

Le petit hic: les reines de Maggie ne sont prêtes qu’en juin.

Pour obtenir une reine en mai — à temps pour la pollinisation des bleuets —, les apiculteur·rice·s doivent donc se tourner vers l’étranger. Chaque année, le Canada en importe environ 250 000.

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«Le problème, c’est que la génétique des reines étrangères n’est pas adaptée à notre climat, soutient Maggie. On se ramasse avec un hybride [le résultat d’une reine locale fécondée par un faux bourdon d’ailleurs] qui va mal tolérer les hivers. En utilisant des abeilles locales, on s’assure d’une certaine souveraineté alimentaire.»

Dans le cadre de sa maitrise en sciences apicoles à l’Université Laval, Maggie examine justement la possibilité de faire hiberner plusieurs reines dans la même ruche. Un «banquage» qui permettrait d’en avoir un plus grand nombre au printemps. «On a obtenu d’assez bons résultats jusqu’à présent», note-t-elle.

Un laboratoire en plein boisé
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Sur le terrain de son beau-frère Bobby, Maggie a installé 46 de ses meilleures ruches — ses «breeders» — entre les épinettes. Elles lui servent à produire des reines qui, une fois prêtes, contribueront à polliniser des cultures plus tardives que le bleuet.

De prime abord, l’environnement boisé semble hostile aux abeilles domestiques. «Le pollen d’épinettes est une bonne source de protéines. Il ne faut pas oublier non plus que chaque abeille peut parcourir jusqu’à trois kilomètres pour aller chercher sa nourriture», précise-t-elle. Tout près des ruches, une roulotte blanche lui sert de salle de greffage. C’est là que, vêtue de son habit de cosmonaute, Maggie apporte les cadres de couvains, ces milliers d’œufs qu’a pondus la reine, pour une opération délicate. Son objectif: faire en sorte que les œufs deviennent des reines, et non des ouvrières. Pour ce faire, elle greffe les minuscules larves tout juste nées — les œufs mettent trois jours à éclore — dans des cupules de cire. Ce sont ces dernières, appelées cellules royales, qu’elle implante dans une nouvelle ruche.

La cupule, placée à l’envers, indique à la colonie qu’il s’agit d’une future reine, et qu’elle doit donc être nourrie à la gelée royale. «J’utilise l’instinct de la ruche pour obtenir ce dont j’ai besoin», résume l’éleveuse.

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Maggie vend soit les cellules royales, soit les reines matures et fécondées — celles-ci valent 40$ chacune. De 4 500 reines vendues par année, elle aimerait bien se rendre à 10 000, et rêve de faire du lieu une destination agrotouristique.

Il y a six ans, elle a choisi cette branche de l’apiculture en sachant que ses reines locales susciteraient l’engouement. Le démarrage de l’entreprise a tout de même été ardu — la Financière agricole du Québec hésite à prêter des fonds aux apiculteur·rice·s, puisqu’ils et elles n’ont pas beaucoup d’actifs. «Une boite de ruches, c’est très difficile à revendre si tu fais faillite, en raison des maladies et des parasites qu’elle peut contenir», explique Maggie.

Avec la construction de sa maison, qu’elle a réalisée avec son conjoint — «la belle-famille est venue aider pour la charpente» —, ses deux enfants en bas âge et le démarrage de l’entreprise, Maggie n’a pas chômé. Même si elle ne regrette pas de s’être lancée en affaires, elle constate que ce serait beaucoup moins exigeant de bosser pour autrui. Deux travailleurs étrangers la soutiennent d’ailleurs dans ses tâches depuis deux ans.

Malgré l’éloignement géographique, chaque client·e qui passe lui donne des nouvelles du terrain: des intoxications des colonies aux frustrations des collègues devant l’usage outrancier des pesticides par des cultivateur·rice·s, qui outrepassent les limites imposées par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec. À la fin de la saison, l’an dernier, cinq apiculteur·rice·s lui ont annoncé leur retraite prématurée, exaspéré·e·s par l’arrivée d’un nouveau parasite. C’était la goutte de trop.

Mais Maggie demeure optimiste. Elle a choisi de s’impliquer pour défendre certains dossiers, comme une meilleure couverture d’assurance pour ceux et celles qui perdent leurs colonies. Elle est d’ailleurs la seule femme à siéger au Conseil canadien du miel.

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«Quand j’apporte des faits sur la table, on m’écoute», assure-t-elle.

Je la regarde s’affairer parmi les ruches multicolores dont elle prend si soin. Entourée de ses «filles», Maggie ne semble avoir besoin de personne. Elle se révèle, autonome et souveraine, parmi les reines.

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Eugénie Emond est journaliste indépendante. Elle collabore avec différents médias, dont Radio-Canada.

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