Diamants bruts

La communauté la plus prisée de Yellowknife, dans les Territoires du Nord-Ouest, n’a pas l’eau courante.

Texte — Jimmy Thomson
Photos — Pat Kane

Mettre ses besoins aux poubelles n’a rien de compliqué. D’abord, refermez le sac sous la toilette avec un double nœud, puis déposez-le dans un deuxième sac de plastique (cette étape est cruciale pour prévenir les fuites désastreuses). Placez précautionneusement le paquet dans un canot et pagayez jusqu’à la terre ferme. Rendez-vous ensuite à la décharge, donnez 2 $ au préposé souriant et hop, le sac d’excréments atterrit dans la benne spécialement identifiée en jaune vif.

C’est un rituel hebdomadaire pour la petite communauté autonome de cabanes et de maisons flottantes au nord de la ville de Yellowknife. C’est aussi l’une des corvées que j’ai dû apprendre à effectuer quand j’ai gardé le shack d’un ami, durant le temps des fêtes. Les autres tâches, elles, ressemblent aux travaux ménagers qui avaient cours avant l’arrivée de l’électricité, du chauffage central et de l’eau courante : couper du bois pour alimenter le poêle, allumer le radiateur au propane, vider le seau d’eau sous l’évier.

Or, le mode de vie rustique des Yellowknifiens de Woodyard, un quartier chaotique situé au bord du lac et essentiellement privé d’accès aux services municipaux, ne consiste pas à recréer le passé en frocs et en sabots de bois. Ici, en périphérie de la ville subarctique de moins de 20 000 âmes, des entrepreneurs, des ouvriers miniers, des réalisateurs pour la radio, des artistes, des avocats, des fonctionnaires, des laveurs de vitres et un député fraichement élu ont créé une communauté vivante, plus soudée que n’importe quelle banlieue ronflante. Leurs parcours sont aussi diversifiés que les bicoques dans lesquelles ils vivent et, à les entendre, tout fonctionne à merveille.

« On retourne juste à l’essentiel », déclare Miranda Currie, une musicienne qui travaille aussi à temps partiel comme enseignante. Établie depuis sept ans à Woodyard, elle vit dans une cabane de 500 pi2, avec électricité mais sans eau courante. Elle prend sa douche au Racquet Club au bout de la rue et se chauffe au poêle à bois. Au moment où je la joins par téléphone, elle soigne un rhume, mais doit tout de même s’acquitter de ses corvées. Ça ne la dérange pas.

« Travailler dur me fait du bien », explique-t-elle. Il n’y a pas que l’effort intense de fendre du bois qui lui procure des endorphines. Ici, elle peut jouer de la guitare sur son quai à la lueur du soleil de minuit, par une belle soirée d’été. Ou encore se laisser tirer en traineau sur la glace par ses chiens, quand ils la réveillent en hurlant pendant les aurores boréales. « Je ne peux pas recréer ça en ville. »

À première vue, Woodyard a l’air d’un bidonville. Ses bâtiments délabrés s’enlisent dans le pergélisol qui fond, un lent processus confirmé par leurs planchers drôlement inclinés. En bordure des routes de terre, de vieux camions et autobus se décomposent, leurs habitacles envahis par les mauvaises herbes.

Bien que les maisons rafistolées détonnent aux côtés de la ville moderne qui les encercle, ces cabanes témoignent du passé de Yellowknife. Un grand nombre d’entre elles ont été construites par des mineurs et des prospecteurs venus s’établir sur le territoire des Dénés Couteaux-jaunes dans les années 30 et 40, dans l’espoir de faire fortune. Certaines ont été démolies dans les décennies suivantes, mais d’autres tiennent visiblement encore le coup.

Malgré la construction plus récente des maisons flottantes, leur allure varie aussi énormément : elles sont élégantes, éclectiques, ou encore revêtues de contreplaqué. Les squatteurs des eaux, comme on les surnomme gentiment, partagent avec les résidents des cabanes un attachement pour un mode de vie simple et autonome — un désir d’indépendance qui reflète, si ce n’est que poussé à l’extrême, celui des citadins de Yellowknife.

Rylund Johnson, 29 ans, est l’un d’entre eux. En tant que plus jeune député de l’assemblée législative territoriale, il doit sans doute sa récente élection à un mélange de fougue, d’intelligence acérée et de volonté de faire les choses différemment. Une partie de son électorat était mécontente d’apprendre qu’il ne payait pas de taxes foncières à titre de résident d’une maison flottante. En vérité, Johnson s’apprêtait à devenir propriétaire en bonne et due forme il y a environ un an et demi. Quand il a découvert que la maison pour laquelle il avait versé une mise de fonds avait des problèmes structurels, il a plutôt décidé d’investir son argent dans le Scandimaniac, un bateau-maison construit à l’origine pour naviguer sur le Mississippi.

Personne n’est ostracisé à Woodyard. L’abordabilité du secteur constitue certes un attrait — les loyers y coutent souvent moins de 500 $ par mois, dans une ville où les prix sont comparables à ceux de Vancouver. Mais ce n’est pas la seule raison qui pousse les gens à s’y installer.

« Ceux qui ne connaissent pas Woodyard se disent : “Regardez ces voyous, qui vivent dans des taudis” », lance Currie.

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Quand elle a souffert d’une lésion cérébrale, ses médecins (venus de l’extérieur de Yellowknife) ont refusé de la laisser retourner dans ce qu’ils considéraient comme un logement insalubre;  sa mère, qui ne veut habituellement pas lui rendre visite à cause des conditions de vie rustiques, a dû venir prendre soin d’elle. Par le passé, il y a eu des efforts concertés pour raser le secteur au bulldozer. Mais ses voisins sont généralement instruits, capables et, à en juger par leur routine quotidienne, ils n’ont pas peur de se retrousser les manches. La plupart veulent se libérer des compromis inhérents à notre dépendance vis-à-vis du système et, par extension, à notre consommation en perpétuelle croissance.

À présent, la Ville protège, du moins de manière officieuse, les cabanes et les maisons flottantes en raison de l’attachement qu’elle leur porte — mais peut-être surtout en raison de leur popularité auprès des touristes, qui ont la fâcheuse habitude de faire fi de l’intimité des résidents et de jeter un œil par les fenêtres, voire de s’y introduire.

La maison flottante de Nicole Goodman, qu’elle partage avec son partenaire, Brian Weadick, est l’une des plus spacieuses de la baie. Goodman travaille à la mine de diamants Diavik comme technicienne en environnement, tandis que Weadick, un populaire musicien du coin, enseigne son art et donne un coup de main à la brasserie. Orientée plein sud, leur demeure offre une vue sur la guirlande de maisons flottantes qui s’étend le long de l’ile Jolliffe et plus loin encore, à la jonction de la baie et du Grand lac des Esclaves. L’hiver dernier, alors que j’avais la garde de leur bateau-maison, j’ai pu m’émerveiller chaque matin de l’éclat des rayons du soleil sur la surface glacée du lac.

Les jours venteux, le bateau est soulevé par la houle. D’ordinaire, les mouvements de l’eau ne gênent pas Goodman (à moins qu’ils soient si puissants que les cadres en tombent des murs). C’est une tout autre histoire quand la perturbation est causée par l’arrivée, en bateau, de dizaines de touristes ébahis — mais ce sont peut-être avant tout les appareils photo qui la dérangent.

Au cours des dernières années, l’industrie touristique de Yellowknife a explosé, principalement en raison des aurores boréales. Mais cette attraction a aussi ouvert la voie à une poignée d’autres initiatives commerciales, dont les tours de bateau dans la baie des maisons flottantes. Les touristes urbains, qui n’ont souvent jamais mis les pieds dans un endroit aussi rustique et sauvage, se délectent à la vue d’un canoéiste ou d’un énorme chien nordique — des curiosités tout à fait banales aux yeux des gens du coin. À la longue, les photos peuvent devenir irritantes pour ceux qui se retrouvent, malgré eux, devant l’objectif.

«Il y avait un bateau rempli de personnes qui regardaient par la fenêtre de mon salon.» Goodman se remémore un jour de l’été passé. «J’ai essayé de leur faire un doigt d’honneur, mais ils n’ont pas compris et m’ont juste envoyé la main.»

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Naturellement, une adepte de la frugalité extrême doit accepter quelques compromis pour profiter d’une vue qui vaut de l’or. Comme elle le répète à qui veut bien l’entendre, dépenser moins est aussi profitable que de gagner plus, voire préférable. Ses innombrables feuilles de calcul — et les 10 kg de pommes réchappées des poubelles qui mijotent sur son poêle tandis que nous discutons au téléphone — en sont la preuve. « J’ai l’impression de vivre une aventure, dit-elle. Une aventure très accessible, de niveau débutant. »

Beaucoup d’autres semblent aspirer à ce genre d’aventure. La vieille ville — et son éventail d’habitations autonomes — est l’endroit le plus prisé des jeunes, qui viennent nombreux s’établir à Yellowknife. La communauté se déplace aussi en masse pour participer aux évènements sociaux, par exemple au Château de neige, qui, tout au long du mois de mars, devient la meilleure salle de concert en ville.

Tony Foliot, mieux connu comme le Roi des neiges, a passé tous les mois de février des 25 dernières années à construire le magnifique château de glace, qui se dresse dans la baie derrière sa maison flottante. Il est chaque fois accompagné d’une armée de bâtisseurs, pour la plupart résidents de la petite communauté, qui se réunissent pour créer temporairement quelque chose de plus grand qu’eux.

« La communauté se serre les coudes — même si tout le monde, ici, est à sa façon un individualiste radical », affirme Johnson.

C’est aussi vrai dans les bons que les mauvais moments. Lors d’une tempête de fin d’été, le vent et les vagues ont rompu les amarres d’un bateau-maison. En quelques minutes, les voisins se sont mobilisés pour l’arrimer, avant qu’il ne se fracasse contre le rivage. Par temps calme, ils s’entraident aussi, en prêtant des outils à l’un, en aidant l’autre à réparer son embarcation ou en participant à l’une des nombreuses traditions locales.

La Régate annuelle des marins d’eau douce de la vieille ville est l’une d’elles.

Lors d’une journée grise d’aout, le Roi des neiges s’adresse d’une voix puissante à une centaine de résidents, rassemblés sur le quai du gouvernement, grâce à un système de sonorisation bidouillé. Ils se pressent les uns contre les autres, leurs bateaux miniatures en main, dont plusieurs sont tout aussi bidouillés — à partir de styromousse, de plastique et de nouilles de piscine. Au signal du Roi, les navires sont relâchés dans le lac.

Propulsés par une douce brise, les bateaux tanguent dans la baie, un point de convergence pour des générations de Yellowknifiens qui ont vécu hors réseau pendant près d’un siècle, et ce, bien avant que ce soit optionnel.

Certaines embarcations en bois, lustrées et couteuses, voguent paresseusement sur les eaux, leurs voiles en toile gonflées par le vent. On distingue tout de suite quelles créations sont les mieux adaptées à leur environnement : ce ne sont ni les plus jolies ni les plus raffinées. Rapidement, un favori s’impose; une voile en plastique scotchée à une coque en mousse se détache du groupe et franchit aisément la ligne d’arrivée.

Jimmy Thomson est journaliste. Établi depuis peu à Victoria, en Colombie-Britannique, il a fui les longs hivers de Yellowknife pour pouvoir enfourcher plus souvent son vélo. Contrairement à lui, son chien nordique, Glenn, regrette la neige.

Pat Kane est un photographe de Yellowknife, dans les Territoires du Nord-Ouest, qui s’intéresse aux habitants, à la vie et à l’environnement du Grand Nord canadien. Algonquin anichinabé, Pat est membre de la Première Nation de Timiskaming sur le territoire actuel du Québec, et fait partie du collectif international de photographes autochtones Natives Photograph.

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Cet article a été publié dans le numéro 07.

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