Le Liban en eaux troubles

Un projet de construction de barrage est devenu le symbole de la lutte à la corruption au Liban.

Texte — Jasmin Lavoie
Photos — Drowster

À Beyrouth, l’eau potable se trouve plus facilement à l’extérieur qu’à l’intérieur des maisons. Les plus fortuné.e.s en achètent en bouteille aux commerçants du coin, les autres en collectent des camions-citernes qui circulent à travers les quartiers quelques heures chaque jour. Au moins 1,6 million de personnes manqueraient d’eau dans la région de la capitale libanaise.

Pour régler ces graves pénuries d’eau chroniques qui durent depuis la fin de la guerre civile en 1990, le gouvernement propose depuis 2015 de construire le barrage de Bisri sur le fleuve du même nom à environ 35 km de Beyrouth. Un réservoir capterait les eaux de pluie qui ruissèlent habituellement jusqu’à la mer Méditerranée. L’eau serait stockée en hiver — jusqu’à environ 125 millions de cubes d’eau — et consommée lorsque les besoins seraient plus importants, notamment pendant la saison sèche. Le projet, qui s’élèverait à 617 millions (USD), a déjà reçu un financement du gouvernement libanais, de la Banque islamique et de la Banque mondiale.

Des gens sur le bord d'une rivière.

Toutefois, les travaux de construction du barrage sont suspendus depuis juin, et le 4 septembre dernier, la Banque mondiale a renoncé à son investissement. Ce recul résulte de la pression populaire, celle des habitants de la vallée, des écologistes et des touristes qui fréquentent l’endroit pour des piqueniques en famille, des randonnées pédestres et du camping. Ces derniers souhaitent protéger la soixantaine de sites patrimoniaux — dont certains datent de l’époque romaine — qui subsistent à travers les collines. De plus, de nombreux réfugiés syriens se sont établis dans la vallée, dont les terres sont cultivées par les Libanais. 

Il y a un an, Zakariya et Rami ont quitté le nord de la Syrie, blâmant les difficultés causées par la guerre toujours active. Maintenant réfugiés dans la vallée de Bisri, ils affirment être heureux, jouant aux abords de la rivière tous les jours.
L’autrice et artiste Fatima Ismail et son fils Mardouk visitent le campement sur une base régulière. Les semaines suivant l’explosion, Fatima aidait les victimes en faisant de l’art-thérapie à Beyrouth.
Abdullah est l’un des activistes qui campent dans la vallée de Bisri au moins une fois par semaine. Afin d’occuper ce territoire menacé par la construction du barrage, il a commencé à cultiver un bout de terre avec un ami. Il y récolte des tomates, des aubergines et du maïs. Questionné à savoir quelle était la plus belle chose de Bisri, il répond candidement: «J’ai réussi à trouver des types d’êtres humains ici que je n’ai jamais pu trouver nulle part ailleurs.»

La construction du barrage chasserait non seulement ces visiteurs et résidents de Bisri, mais elle détruirait une partie de la biodiversité de cette vallée reconnue pour ses grenadiers et citronniers tout en contribuant à l’accélération des changements climatiques aux abords de la mer Méditerranée.

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Depuis des années, un groupe d’activistes fait valoir son mécontentement au gouvernement, mais l’opposition au projet s’est cristallisée le 9 novembre 2019 alors que 3 000 personnes sont descendues dans la vallée en défonçant les clôtures du chantier de construction. Depuis ce jour, des activistes comme François Nour et d’autres militants du groupe d’opposition «Save the Bisri Valley» campent tour à tour sur le site.

Un fourgonnette blanche à l'entrée d'un site de contruction.
Une cimenterie a été érigée il y a quelques années pour la construction du barrage, mais reste inutilisée depuis que les activistes ont décidé d’occuper le territoire.

«En plus de ne pas être la meilleure solution, c’est la plus chère», lance d’emblée monsieur Nour, qui a réalisé une maitrise sur d’autres options de solution pour acheminer de l’eau vers Beyrouth.

Le projet, dont la construction prendrait cinq ans, pourrait aussi détruire six millions de mètres carrés d’espace vert, qui sont déjà une rareté dans les environs de la capitale. Il pourrait aussi poser un risque sismique dans le secteur, selon certains géologistes. Un scénario catastrophe réfuté par les promoteurs du projet. Ils affirment que le barrage de Bisri serait doté de sismographes qui indiqueraient en permanence les mouvements terrestres susceptibles d’affecter la structure.

Bisri représente tout ce que de nombreux Libanais combattent: un système de favoritisme. Il faut savoir que le Liban est une république confessionnelle, qui exige que les différentes communautés religieuses se répartissent des sièges à l’Assemblée selon leur poids démographique. «Tous les grands projets d’infrastructures au Liban fonctionnent de la même façon. Les politiciens les divisent entre des contractuels qui sont affiliés à leur parti: chaque parti politique a son financier milliardaire à qui il donne les contrats», dit François Nour à propos de la manière dont on tire les ficelles dans son pays.

Selon François Nour, le premier objectif du projet de Bisri n’est donc pas d’approvisionner en eaux les habitants de Beyrouth, mais plutôt d’enrichir ceux et celles qui sont déjà au pouvoir.

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Kamal Zibawi, un combattant d’arts martiaux mixte, campe dans la vallée depuis trois mois. «J’ai l’impression de participer à quelque chose de plus grand que moi en campant ici», dit-il. Comme plusieurs autres activistes, il considère la contestation du barrage comme le symbole d’autres luttes menées parallèlement dans les rues de Beyrouth.

Un homme assit dans une boite de camion.
«J’ai tout perdu dans la vie. Je veux juste faire partie de quelque chose. Quelque chose de plus grand que moi-même.» — Kamal Zibawi

L’an dernier, Zibawi a participé à la série de protestations visant à trouver des solutions à la crise économique dans laquelle le Liban est plongé encore aujourd’hui. Les manifestations ont diminué lorsque le pays a été affecté par la COVID-19, mais elles ont repris le 4 aout dernier, après les explosions meurtrières survenues au centre-ville de la capitale. Plus de 190 personnes sont mortes et 6 000 ont été blessées. Tout comme pour le projet de Bisri, les politiciens sont pointés du doigt pour leur manque de considération du bien commun. À Beyrouth, les manifestants accusent les élus de négligence, car ces derniers savaient depuis des années que la matière chimique dangereuse à l’origine des déflagrations était stockée dans un entrepôt fissuré du port de la ville.

 

Un immeuble détruit à Beyrouth.

L’autrice et peintre Fatima Ismail, qui a soigné des victimes de l’explosion, voit dans toutes ces contestations une transformation profonde des Libanais dorénavant soucieux de contrer les élites corrompues du pays. « Je vois des gens changer complètement d’opinion. Ceux et celles qui étaient fermés d’esprit avant sont plus sensibles aux revendications contre le système. Le Liban change et s’ouvre l’esprit », dit-elle.

Deux personnes dans la rue devant un immeuble détruit à Beyrouth.
Les membres de la Croix-Rouge font le tour des quartiers pour constater les dommages.

Le projet du barrage de Bisri apparait donc, à plusieurs égards, comme une mauvaise solution à un vrai problème d’approvisionnement en eau. Mais il apparait aussi comme le symbole d’une révolution en marche dans les rues de la capitale. Une révolution qui ne veut plus rien savoir du système politique confessionnel, du favoritisme et du manque d’imputabilité.

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Des frustrations entendues et relayées par la communauté internationale, à commencer par le président français, Emmanuel Macron, qui, le surlendemain de l’explosion, a tenu à afficher son soutien aux manifestants en personne dans les rues de Beyrouth. Il a promis la même chose que d’autres leaders démocrates : de l’aide internationale pour reconstruire la capitale, sous la condition de réformes politiques majeures.

 

Un immeuble détruit à Beyrouth.
L’entrée du port de Beyrouth, où l’explosion a eu lieu.

Le retrait de la Banque mondiale du projet de Bisri est peut-être le premier exemple concret de cet ultimatum lancé par la communauté internationale. Au cours des derniers mois, l’institution financière internationale avait exprimé au gouvernement des inquiétudes quant à certains aspects du projet. L’État libanais n’a pas procédé aux réformes exigées.

Le 31 aout dernier, la classe politique libanaise a choisi Mustapha Adib comme nouveau premier ministre, après que le dernier eut démissionné à la suite des manifestations. L’amorce du texte du journal Le Monde ce jour-là en disait long sur l’espoir réel que suscite cet homme proche d’un homme d’affaires milliardaire et peu connu du public : « Offrir le visage du changement en s’assurant de protéger le système. » Alors que les dirigeants politiques sont préoccupés par la survie du système en place, la contestation envers le gouvernement ne risque pas de s’essouffler dans les rues de Beyrouth et les collines de Bisri.

Jasmin Lavoie est journaliste et chroniqueur international. Il a vécu au Nigéria, au Pakistan et au Royaume-Uni. Ses reportages ont été publiés dans Le Monde, La Presse, France 24, Radio-Canada, le New York Times et Billboard Magazine.

 

Drowster est un photographe documentaire basé à Montréal. Sa mission est d’éradiquer les préjugés en utilisant le pouvoir de la beauté. Il est particulièrement fasciné par les sujets liés au monde du travail et aux communautés isolées, et s’efforce de vaincre l’islamophobie.

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