Pour l’amour du poêle à bois

Que vaut notre attachement au poêle à bois par rapport à notre désir de mener des vies plus vertes?

Texte—Sarah R. Champagne
Illustrations—Vincent Toutou

En commençant mes recherches pour ce texte, je suis tombée sur la suggestion d’une religieuse défroquée, qui proposait de remplacer le fameux crucifix de l’Assemblée nationale du Québec par une photo du poêle à bois de nos ancêtres.

Je ne saurais être plus en accord avec elle: la cuisinière à bois a longtemps été le cœur des maisons québécoises. Un cœur ardent qui adoucit l’hiver, nourrit en son ventre, fait lever le pain, bouillir l’eau, sécher les habits. Une mijoteuse avant l’heure aussi, qui attendrit les rôtis et les ragouts lovés en son fourneau.

La cuisinière Légaré de mon enfance a souvent transformé les coupures d’électricité en moments délicieux, faits de chaleur et de crêpes sur le feu. En 2015, des travaux de rénovation l’ont toutefois mise à la retraite, pour laisser place à un poêle plus petit, plus performant et plus propre.

Je l’ai regardée partir sur une remorque comme on salue un membre de la famille; sa robustesse m’avait laissé croire qu’elle durerait plus longtemps que moi.

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Et pourtant, la décision semblait avoir du sens. Une cuisinière à bois traditionnelle peut en effet avoir des impacts négatifs sur la santé et l’environnement — mais le resserrement des normes, entre autres choses, a forcé l’émergence de nouvelles générations de modèles. Alors, pur objet de nostalgie ou choix sensé, le poêle à bois?

Greloter depuis la nuit des temps
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Sans exagération, l’humain a domestiqué le feu il y a environ un million d’années. Les Homo erectus avaient ainsi l’avantage de pouvoir faire cuire leurs aliments, diminuant l’énergie nécessaire à leur digestion et éliminant d’emblée certains parasites.

Plus récemment, les premiers colons français ont pu traverser l’hiver grâce au savoir-faire des Premières Nations, qui leur ont montré à se vêtir, à se nourrir et à combattre le scorbut à grands coups de plantes médicinales. Pour survivre au froid, ils ont par la suite importé des poêles à bois d’Europe, auxquels ils ont apporté des modifications à partir du 18e siècle. Les fonderies locales ont aussi commencé à en fabriquer — comme les Forges du Saint-Maurice, entamant la toute première activité industrielle au Canada. Des poêles à bois plus performants cohabitent désormais avec les modèles électriques, apparus au 20e siècle. Il reste que le cycle a longtemps été implacable pour les gens du Québec rural: ils passaient l’été à sécher le bois, et l’hiver collés sur la fonte.

En Europe aussi, le savoir technoscientifique qui aurait permis un certain confort thermique a mis du temps à être au rendez-vous. Même dans le Versailles du 18e siècle, la royauté gelait durant la saison froide, un peu par coquetterie, mais surtout faute de mieux; ses foyers avec un âtre ouvert perdaient beaucoup de leur chaleur. Dans son livre Les délices du feu, l’historien Olivier Jandot explique d’ailleurs que le roi Louis XV n’en pouvait plus de souffrir de la morsure de l’hiver — songeant même à troquer la chambre royale pour une pièce plus petite et plus facile à chauffer.

Femme enfourant un plat dans un poele à bois, illustré par Vincent Toutou

Une succession de modèles
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La boutique des frères Blais, à Berthier-sur-Mer, est un condensé fascinant de l’historique des différents modèles de poêles. Il y a d’abord eu le rudimentaire box stove, me montre Gérard Blais, littéralement une boite à feu rectangulaire sans pattes ni décorations. Au tournant du 17e siècle, le modèle gagne des ronds amovibles sur le dessus, ce qui permet de cuisiner plus directement sur le feu. Si, dans la France de l’époque, on fait la popote dans une marmite suspendue au-dessus des flammes, nos hivers rudes nous forcent à privilégier des appareils plus lourds et plus imposants.

Encore aujourd’hui, «c’est la masse qui compte, pour le chauffage, rappelle M. Blais. Plus les cuisinières sont lourdes, plus elles emmagasinent la chaleur». Le fourneau apparait autour de 1800, m’explique-t-il ensuite, d’abord au-dessus de l’espace à feu, puis à ses côtés, de manière plus pratique. «La fumée fait le tour du fourneau, c’est comme ça qu’il reste chaud.» S’ajouteront ensuite un réservoir d’eau chaude latéral, pour combler les besoins quotidiens des familles, puis une étagère supérieure à panneau, faisant office de réchaud ou de boite à lever le pain — et, bien sûr, des enjolivures de plus en plus sophistiquées.

Dans l’arrière-boutique des frères Blais, plus de 300 cuisinières sont rangées pêlemêle, en attendant d’être restaurées. On y produit aussi une cuisinière d’époque «flambant neuve»: le luxueux modèle Royal, doté de chics carreaux de céramique et fait à partir de moules rachetés de main en main de la célèbre Fonderie Bélanger.

Que ce soit des jeunes qui veulent retaper un modèle trouvé dans une grange ou un couple à la retraite qui cherche une pièce de collection pour son nouveau décor, la demande ne dérougit pas, assure Gérard Blais, qui connait par cœur chacune des pièces empilées jusqu’au plafond.

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C’est facile de tomber en amour avec les cuisinières décorées, chromées comme des Cadillac, que les frères bichonnent depuis 40 ans. Et il faut croire que cet immense (et salissant) travail de restauration en vaut la peine, afin de préserver ces objets qui ont longtemps représenté l’unique appareil ménager des maisons — et le compagnon indispensable de ces mères invincibles, qui élevaient 14 enfants sur une terre gelée six mois par année.

Des normes plus strictes
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Au moment de sortir de la boutique des frères Blais, je regarde une dernière fois les courbes séduisantes des cuisinières restaurées. Je pense à cet élan civilisationnel qui pousse les humains à se mettre à l’abri des éléments et à s’installer sous toutes les latitudes. À créer de la beauté, mais aussi de la destruction, car cette ingéniosité nous mène en partie à notre perte. L’urgence climatique nous force à revoir nos habitudes — et à évaluer scrupuleusement tout ce que nous expulsons dans l’atmosphère.

Le chauffage au bois n’y échappe pas: dans son cas, ce sont les particules fines émises par la combustion qui inquiètent, davantage que les gaz à effet de serre. Ces particules passent dans le système respiratoire et incarnent une menace pour la santé humaine, notamment.

En 2017, 4,6% des ménages canadiens ont déclaré utiliser le bois comme source d’énergie primaire ou secondaire, ce qui représente environ 650 000 logis. Si l’époque où près de 100% des ménages en dépendaient est lointaine, il demeure que le phénomène est assez répandu pour requérir notre attention.

En raison des règlementations successives, les poêles ont grandement changé dans les dernières décennies, affirme Marie-Claude Bouchard, directrice de l’Association des professionnels du chauffage (APC):

«Il y a 50 ou 60 ans, ils émettaient 100 g de particules fines par heure. Aujourd’hui, la norme est plutôt de 2,5 à 4,5 g. Notre industrie a toujours été consciente qu’il fallait faire des efforts.»

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Depuis mai 2020, une grande partie du marché nord-américain est tenue de se plier à la règle du 2,5 g/h annoncée en 2018 par l’Agence américaine de protection de l’environnement. Certes, il existe encore la possibilité au Canada de certifier des appareils selon la norme du 4,5 g/h, mais le pays emboitera le pas aux États-Unis dans un avenir rapproché. Toute nouvelle installation devra se conformer à la règle; certaines municipalités ont d’ailleurs pris de l’avance, allant jusqu’à être plus strictes encore.

Dès 2018, la Ville de Montréal a ainsi adopté le seuil de 2,5 g/h de particules fines pour tous les appareils existants, sans égard aux droits acquis. Résultat: des milliers de foyers non certifiés ne peuvent plus être utilisés, à moins d’une panne de courant de plus de trois heures. Avant la mise en œuvre de la nouvelle règlementation, la Ville estimait que la combustion du bois était responsable de 39% des particules fines émises dans l’air, flirtant avec les 45% associés au secteur des transports — et qu’elle constituait donc une source très claire de smog.

Le bois a cependant d’autres avantages sur les «énergies fossiles du Néandertal», précise Emmanuel Cosgrove, directeur de l’organisme Écohabitation. Ces dernières dégagent non seulement plus de gaz à effet de serre, mais requièrent des procédés d’extraction complexes, plus risqués du point de vue environnemental: pensons à l’exploration ou à la fracturation hydraulique, par exemple.

Les arbres composent une ressource renouvelable, insiste pour sa part Jamal Chaouki, professeur titulaire en génie chimique à l’École polytechnique de Montréal et spécialiste des questions de combustion. À la condition, bien sûr, que les forêts «soient bien gérées», c’est-à-dire qu’elles puissent se renouveler naturellement d’année en année — ou, encore mieux, que les fournisseurs vendent le bois déjà tombé.

Le Québec se trouve évidemment dans une situation privilégiée avec l’hydroélectricité, rappelle M. Chaouki. Nous avons accès à l’une des sources d’énergie les plus propres, et à des tarifs parmi les moins chers au monde. Pour déterminer ce qui constitue une option appropriée, «il faut toutefois réfléchir en fonction de la réalité — et des ressources — de chaque région», précise-t-il. Certains éléments pourraient renforcer la position du chauffage au bois comme une énergie d’appoint de choix: M. Chaouki cite par exemple le cas où les surplus d’hydroélectricité diminueraient, et où Hydro-Québec ne souhaiterait pas construire d’autre barrage.

Enfin, des passionné·e·s d’antiquités comme Gérard Blais font valoir l’attachement aux cuisinières et aux poêles, qui servent plusieurs usages, en plus d’être durables. «À Noël, on reçoit toute la famille avec de la nourriture préparée dans notre Royal», illustre-t-il.

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À regarder les cheminées qui fument dans mon village d’enfance, je reste convaincue que la famille Blais n’est pas la seule à cuisiner au bois.

Pour un chauffage intelligent
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Mais pour que le poêle à bois incarne un choix sensé, encore faut-il savoir se chauffer, estiment tous les spécialistes consultés. «Feu vif au démarrage, pas de petit feu stagnant; c’est ça qui est polluant», conseille M. Cosgrove. Le choix du lieu importe aussi: il est particulièrement indiqué dans les chalets, ajoute-t-il, puisqu’il permet de chauffer assez rapidement les petits espaces.

Quels modèles s’offrent donc aux amoureux·ses de la planète — et de l’odeur réconfortante du poêle à bois? Au-delà de son respect des nouvelles normes, le poêle idéal est performant du point de vue de la combustion: il a assez d’oxygène pour bruler le bois, mais pas trop vite; il produit un maximum de chaleur, sans dégager trop de fumée. Un véritable jeu d’équilibre.

Oubliez les foyers à âtre ouvert, précise M. Cosgrove. Concrètement, les modèles les plus efficaces ont aujourd’hui des portes bien scellées, une entrée d’air de l’extérieur pour oxygéner la combustion, et même un catalyseur — une forme de bloc de céramique qui se réchauffe, puis brule les particules fines de la fumée.

Les poêles à granules de bois, faites de sciure et de copeaux compactés, sont aussi une option intéressante. Ils émettent peu de particules fines, tout en récupérant une matière autrement gaspillée, en plus d’être autonomes plus longtemps que les poêles à bois traditionnels. Mais ils ne convainquent pas tout à fait les romantiques fini·e·s comme moi, qui apprécient le craquement sonore des bonnes vieilles buches.

«Le but ultime, c’est le zéro émission, mais nous n’y sommes pas encore», expose Marc-Antoine Cantin, président de SBI International. Des «panneaux intelligents» sont maintenant intégrés dans plusieurs modèles de poêles, pour mesurer en temps réel l’arrivée d’oxygène, la température, les émissions de particules — de quoi atteindre le fameux dosage idéal, en somme. Les ajustements conséquents peuvent ensuite se faire manuellement ou automatiquement, selon le modèle. M. Cantin, lui, favorise des contrôles automatiques: «Oui, on pourrait mettre 100 boutons et une technologie digne de la NASA, mais le critère numéro un, c’est la facilité. Ça ne peut pas prendre un manuel de trois pages pour partir un feu!»

Il reste que la principale clé de l’efficacité, après des siècles d’innovations et des décennies de resserrement des normes, est… de bruler du bois bien sec.

Et si nos ancêtres avaient compris que l’écologie, c’est aussi de faire vivre une dizaine de personnes avec quelques buches par jour? Pour ma part, je suis prête à renouer avec le poêle à bois, comme une invitation à vivre plus lentement.

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Sarah R. Champagne est journaliste. Elle écrit sur les migrations, l’environnement et, de plus en plus souvent, sur son attachement à l’hiver. À l’adolescence, elle a déjà brulé des boites de Kraft Dinner dans le poêle à bois familial, pour ne pas révéler sa faiblesse à ses parents trop grano.

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