La tradition comme un amour secret

Redéfinir les traditions pour ne pas s’y emprisonner.

TEXTE Marie-Andrée Gill
PHOTOS Quentin Orain

En 2019, j’ai publié mon troisième recueil de poésie, Chauffer le dehors. Ça parle — en gros — de se guérir d’une peine d’amour avec l’aide de la nature.

Il est écrit dessus que je viens de Mashteuiatsh, que je suis ilnue et québécoise. Souvent, dans les entrevues que j’ai données par la suite, on m’a dit : « Il n’y a pas grand-chose de typiquement autochtone dans ton livre. »

Okéééé.

Je me demande : qu’est-ce que les lecteur·rice·s attendent des Autochtones, exactement ? Faudrait-il que je parle de mes ancêtres, du mode de vie traditionnel ? De la signification des capteurs de rêves, tant qu’à y être ? (J’exagère.)

Si vous saviez comme j’aimerais écrire sur tout ça : la relation spirituelle profonde que les nomades avaient avec la nature et le shashish nelhueun — cette langue millénaire, unique, qui sait nommer le plus petit phénomène naturel.

J’aimerais tellement écrire sur tout ça, savoir tout ça.

Mais ce sont des choses que je connais trop peu. Qui ne m’ont été transmises que par bribes, par étincelles.

C’est aussi parce que j’ai décidé que ma pratique d’écriture se baserait sur ce que j’ai vécu. Et je n’ai pas parcouru le Nutshimit (l’arrière-pays) de fond en comble, ni glissé sur des rivières toute ma vie, ni approché les caribous dans mon sommeil. Ma réalité est que je suis née dans la réserve et qu’un jour, je suis partie. Je ne veux pas que l’on attende de moi que je parle uniquement de mon identité. Je veux simplement écrire sur des choses qui touchent l’humanité entière — l’amour, la réappropriation du contact avec la nature —, et le faire avec ce que je connais, avec ce qui traverse mon corps dans cette vie. J’ai abordé cette incertitude identitaire dans mes recueils précédents, pour essayer de faire la paix avec elle, de me prendre comme je suis.

 

Et ce que j’ai lentement appris, c’est qu’en tant qu’humain·e moderne, on peut se tisser de nouvelles traditions, avec des bribes, des savoirs, des symboles ajoutés à ses propres expériences, et se créer un lieu bienveillant avec ça.

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Je crois que l’important, c’est de garder l’esprit de la rencontre — avec les autres humain·e·s, mais aussi avec les autres êtres vivants. Et avec soi-même. Ça peut vouloir dire d’aller habiter un shack dans le nord pendant deux semaines, toute seule; ça peut vouloir dire d’aller faire une rando de ski de fond d’une journée. Je fais avec ce que je suis capable de faire, de placer dans l’horaire d’une p’tite mère cheffe de famille monoparentale de trois enfants.

Quand j’écris, je mets l’accent sur ce que j’ai appris à regarder : le grandiose du dehors, la beauté du froid, la force du corps et sa résilience quand on parcourt le territoire. Et j’ai appris à ne pas juger mes capacités. Alors même si je n’ai pas fait mille kilomètres en raquettes durant l’hiver, je me donne le droit de parler de ce qui m’imbibe, de ce que la forêt me procure : cette force qui me rappelle que je suis capable de tout; que je marche à la fois sur une Terre-Mère et que je suis une Terre-Mère; que je peux me sortir de ma tête et de ses idées destructrices, simplement en allant respirer sur une montagne et en laissant geler le bout de mes cheveux. Dehors, je trouve ce pouvoir incroyable d’être tout et rien à la fois.

Et ce sentiment, selon moi, est un héritage des Premiers Peuples, un héritage que je cherche dans tous les petits détails de la forêt. Mais la question centrale est : comment on fait pour trouver sa place là-dedans aujourd’hui ? Comment on arrive à se définir, même si on ne vit plus en harmonie totale avec le monde vivant ?

Je crois que la simple volonté de recréer un dialogue avec le dehors constitue un pas en avant. Et que cette quête du contact avec la nature est une responsabilité qui appartient à tous les êtres humains.

Je me permets ici de parler d’une chose précieuse et fragile : une passation silencieuse, en quelque sorte. Un jour, je faisais du canot à Pehkupessekau entre les embouchures des rivières Mistassini et Péribonka, et une loutre a sorti sa tête tout près de moi, plusieurs fois. J’ai senti dans tout mon corps que quelque chose se passait avec cet animal. Ça transcendait les considérations logiques : nous nous reconnaissions dans nos similitudes, simplement.

Cette fois-là, j’ai compris mon lien avec Ntshuk, la loutre. C’était une douce évidence : ce qui arrivait entre nous, c’était une relation.

J’étais tellement bien à glisser sur l’eau, à ne faire qu’un avec le ciel, à regarder mes enfants courir nu-pieds au loin, sur le sable frais du mois de mai. Cette relation est restée dans mon cœur, mon corps. Notre dialogue avec le vivant est toujours là; il suffit d’être à l’écoute. C’est à ce moment que nous nous ouvrons peu à peu à notre nature première : celle qui nous place à égalité avec tous les êtres. On aura fait un pas quand on aura compris ça collectivement.

J’avoue ne pas avoir raconté souvent cette histoire de la loutre à Pehkupessekau. Parce que c’est intime, et que mon lien avec elle pourrait sembler venir d’un autre temps. Pourtant, c’est simple et vrai, plein de gratitude; une spiritualité comme un amour secret. Au fond de moi, je sais que ce qui se passe dans un moment comme ça, c’est une sorte de tradition non dite.

Je ne la raconte pas non plus parce que parfois, j’ai peur d’être figée dedans. Comme avec les capteurs de rêves; figée dans un horizon d’attente. Quand on me parle de mes origines, on tombe vite dans les clichés. Si j’évoquais les animaux, la spiritualité, j’aurais peur qu’on me réponde quelque chose d’invalidant : « Tu t’inventes des affaires qui n’existent plus aujourd’hui. » Ou, au contraire, quelque chose de déstabilisant : « Wow, ton esprit est full connecté avec les ancêtres ! » Non. C’est pas ça. Au fond, je dénonce le fait qu’on doive cocher des cases, « prouver » son appartenance aux Premières Nations en parlant de fiscalité (carte d’Indien, blabla, vraiment plate) ou de spiritualité. En choisissant de vivre ça de l’intérieur, je me protège.

Dans la culture ilnue, on conserve les traditions en observant les gens agir, en écoutant la nature nous parler, en répétant les gestes. En s’ouvrant à l’autre, quel que soit son nom : Épinette, Rivière, Loutre ou Ghislaine. Il y a aussi l’idée du mouvement dans la tra­­dition — chaque fois un geste de plus, une touche personnelle, une observation différente. C’est ce qui la rend à la fois ritualisée et intime.

Alors, qu’est-ce qu’il y a d’autochtone dans mon livre ? C’est le lien que j’essaie de reconstruire avec la nature, l’héritage du regard, la symbolique de tout ce qui nous entoure et ma façon de la revisiter, avec mon bagage de fille partie de la réserve. C’est le lien primaire, défiant toute catégorisation, que je tente de me réapproprier : celui d’un être vivant avec son milieu.

Pour la suite du monde, on en aura bien besoin. ■

Comment conservons-nous nos traditions?

Ce manifeste est paru dans le numéro 06 de BESIDE.

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Marie-Andrée Gill est poète et étudiante en lettres. Originaire de Mashteuiatsh, elle habite maintenant dans le Bas-Saguenay, où elle développe sa poésie axée sur le quotidien et la résilience par la nature. Naviguant entre kitsch et existentiel, son écriture allie aussi ses identités québécoise et ilnue. Marie-Andrée a publié les recueils Béante, Frayer et Chauffer le dehors aux éditions La Peuplade. 

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