La vraie nature

Qu’est-ce qui définit la nature? L’absence d’influence humaine? Ou quelque chose de plus subtil?

Texte — Emma Marris
Photo — Stephen Pedersen

Il existe un lieu souvent appelé nature. C’est un endroit éloigné de la route, qui abrite une faune et une flore variées. Le calme y règne. Le commerce y est inexistant, tout comme les textos et Instagram; il n’y a pas de bruit de moteur ni de smog; pas de réunions d’affaires, de béton, de trafic. Et, le plus important : les préoccupations humaines n’y ont pas leur place. Dans la nature, le grand spectacle de la vie se déroule en continu, que nous y assistions ou non. Des œufs éclosent; le vent fait tomber les vieux arbres; de jeunes plants poussent sur leurs troncs en décomposition; un lynx attrape un lièvre d’Amérique dont la fourrure vient de tourner au brun, juste à temps pour le printemps. On s’y sent bien. Il est bon de savourer la beauté de la nature, de se sentir petit et insignifiant. Il est bon d’être une espèce parmi tant d’autres, de vivre à leurs côtés sans chercher à les dominer ou à les contrôler.

Le Larousse définit ainsi la nature : « ensemble de ce qui, dans le monde physique, n’apparait pas comme transformé par l’homme ». Aux yeux de la loi américaine sur la protection de la nature (Wilderness Act), elle est « un lieu où la terre et sa communauté de vie ne sont point entravées par l’homme, où l’homme lui-même n’est qu’un visiteur de passage ». Ces définitions mettent clairement l’accent sur l’absence de l’humain et de son influence.

Mais existe-t-il réellement des endroits vierges de toute influence humaine ?

Aveuglés par leur mépris envers les habitants autochtones, les colonisateurs européens qui ont atteint les rivages de l’Amérique du Nord n’ont pas su voir que les paysages du continent avaient été profondément façonnés par l’humain. Il aurait pourtant suffi qu’ils observent autour d’eux pour constater que les prairies étaient régulièrement incendiées afin d’empêcher les arbres d’y pousser, que les saisons et les territoires de chasse influençaient le nombre et la répartition des animaux sauvages, et qu’une multitude de végétaux étaient plantés et récoltés. Si les thuyas géants qui poussent encore aujourd’hui sur les anciens sites de peuplement de la côte Ouest sont si grands et vigoureux, c’est grâce aux nutriments accumulés dans le sol, là où 500 générations d’humains ont fait des feux et ramassé des coquillages.

Ainsi, la notion selon laquelle l’Amérique du Nord était autrefois une vaste étendue sauvage est erronée. Brenda Guernsey, anthropologue environnementale pour la nation tsimshian, a écrit en 2008 : « En effaçant les paysages façonnés par les Premières Nations et en les remplaçant par une idée préconçue de la “nature”, [les Européens ont] physiquement, socialement et conceptuellement vidé le territoire pour mener à bien [leur] campagne de colonisation. » Il leur suffisait de prétendre que les peuples autochtones n’avaient pas transformé le territoire pour en justifier la confiscation et l’exploitation.

On a ainsi présenté, à tort, l’arrivée des Européens comme le point de départ de la conservation des espaces naturels. En plus de ne pas tenir compte de l’histoire des Premières Nations, cette idée contribue à renforcer la conception inexacte que nous avons de la « nature sauvage ». Osons la remettre en question; reconnaissons la longue histoire du peuplement humain sur le territoire.

Certains lieux ont quelque chose de spécial, même s’ils ne sont pas intacts. Ils exercent sur nous une forme d’attraction. Nous accordons parfois tellement d’importance aux sites exceptionnels — les champs de glace scintillants de Jasper, en Alberta, ou les forêts moussues du parc national Olympique, dans l’État de Washington — que nous en arrivons à croire qu’ils sont les seuls à mériter le titre de « vraie nature ». Notre histoire a incité de nombreux non-Autochtones à penser que ce qui rend ces lieux uniques, c’est l’absence d’influence humaine, alors que ce qui nous séduit, en réalité, c’est l’absence de destruction.

Notre histoire a incité de nombreux non-Autochtones à penser que ce qui rend ces lieux uniques, c’est l’absence d’influence humaine, alors que ce qui nous séduit, en réalité, c’est l’absence de destruction.

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Les lieux que l’on qualifie de « sauvages » sont non seulement marqués par les pratiques autochtones, ils sont également, dans plusieurs cas, soumis à un régime de protection quelconque. Ainsi, on administre soigneusement les parcs nationaux afin de préserver leurs écosystèmes de changements non désirés. La gestion des terres a souvent pour but de protéger les espèces menacées. Même les forêts plantées donnent parfois l’impression d’être intouchées par l’homme lorsqu’elles sont exploitées adéquatement et dans un objectif de préservation de la biodiversité. Ces terres « à usages multiples » sont par ailleurs prisées par la population locale. Moi, par exemple : je fréquente la forêt nationale de Fremont-Winema pour cueillir des champignons et ramasser des branches que j’assemble en couronnes. L’hiver, j’y fais du ski et de la raquette. Malgré l’intervention de l’homme, ces lieux restent sauvages. On y observe des traces de campagnols et de souris; j’ai même trouvé, un jour, la vertèbre d’un wapiti qui avait probablement fait la rencontre — malencontreuse ! — d’un cougar ou d’un loup. La nature est bien présente, même si les arbres qui y poussent sont destinés à être coupés.

On pourrait discuter longtemps afin de déterminer si tel ou tel lieu est suffisamment autonome pour être considéré comme sauvage. C’est une question difficile, et les débats qu’elle suscite ne sont pas particulièrement utiles, sauf dans un contexte légal, où l’objectif est généralement d’obtenir des protections spéciales. Le plus important, c’est la relation que nous entretenons avec la nature dans les lieux qui nous donnent envie d’être une espèce parmi tant d’autres. L’humilité que nous ressentons plus intensément dans « la nature » n’est pas, cela dit, directement liée au caractère intact de ces espaces. En fait, il serait sage de garder en tout temps cette attitude d’émerveillement, car elle pourrait sauver le monde : les sentiments que ces endroits nous inspirent et la passion qu’ils instillent en nous sont nécessaires à la lutte pour la préservation de sites et d’espèces qui n’ont certainement pas pour but de nous servir.

La forêt nationale de Tongass, en Alaska, est un territoire majestueux et inexploité qui abrite des arbres anciens et des espèces menacées, comme le guillemot marbré. C’est aussi là que se trouve la grotte On Your Knees, où des ossements humains vieux de 10 000 ans ont été retrouvés. Ce n’est pas parce que la forêt a été occupée et utilisée par les humains pendant plusieurs siècles qu’elle est moins sauvage aujourd’hui. Ils font simplement partie de son histoire.

Nous devons apprendre à partager notre environnement de travail et de vie — qu’il soit urbain ou rural — avec la flore et la faune, avec les proies et les prédateurs, petits et grands.

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À Los Angeles, l’humain fait aussi partie intégrante de l’environnement. Le Musée d’histoire naturelle du comté a formé des « scientifiques citoyens » qui ont étudié la nature qui les entoure et consigné leurs observations. Sur ce territoire, où vivent quelque 10 millions de personnes, ils ont ainsi observé 148 espèces de reptiles et d’amphibiens, des moufettes, des ratons laveurs, des perroquets colorés du Mexique ainsi que des centaines d’insectes, d’escargots et de limaces. Dix millions d’arbres poussent dans la ville de Los Angeles seulement, ce qui correspond à deux arbres et demi par personne.

La nature est partout. Des couples de coyotes élèvent leurs petits à Chicago; des insectes et des oiseaux fréquentent les jardins aménagés sur les balcons; les mauvaises herbes reprennent du terrain dès que nous avons le dos tourné, témoignant encore et encore de la joyeuse ténacité de la nature. Les petits arbres qui poussent entre les fissures des trottoirs finissent par rompre les dalles de béton; des pics-bois s’acharnent sur les arbres de la cour; des faucons prennent en chasse les pigeons devant les fenêtres des gratte-ciels.

Enfants, nous étions beaucoup plus sensibles à ces moments de beauté et de symbiose, que nous ayons été élevés à la campagne ou en ville. Je me souviens de l’époque où je retournais les feuilles mouillées pour ramasser les insectes qui se cachaient en dessous, où j’admirais, à l’automne, le rouge vif des feuilles d’érable sur le chemin de l’école. En vieillissant, nous avons intégré l’idée que tous ces petits détails, les écureuils et les tournesols, par exemple, ne sont pas assez sauvages. Que la nature, ce n’est pas ça. Même ceux d’entre nous qui aiment passer du temps à l’extérieur, faire de l’exercice, repousser leurs limites et explorer les grands espaces ne voient plus la nature immédiate qui les entoure.

L’humain et le reste de la nature ne sont pas des ennemis qui doivent être tenus à l’écart l’un de l’autre. Après tout, nous avons pratiquement grandi ensemble. Au fil de l’évolution, nous avons montré que nous étions capables de vivre en harmonie. Celle-ci dépend en fait de notre capacité de retenue, à nous, les humains; nous ne devons pas occuper et développer tous les coins de la planète. Nous devons apprendre à partager notre environnement de travail et de vie — qu’il soit urbain ou rural — avec la flore et la faune, avec les proies et les prédateurs, petits et grands.

L’été, quand mes fleurs se fanent, je résiste à l’envie d’en couper les tiges. Je me contente d’enlever les fleurs desséchées et je laisse les tiges creuses pour offrir un abri aux abeilles solitaires. J’invite ainsi un peu de nature dans mon espace. Dans les ilots de verdure urbains, au sommet des montagnes ou dans les déserts reculés, nous pouvons apprendre à cohabiter et à cocréer avec d’autres espèces. C’est en restant humbles et conscients, en étant à l’écoute de la nature qui nous entoure et en luttant pour la protéger que nous réussirons à préserver le caractère sauvage de notre environnement. En admirant le grizzli, et l’abeille solitaire aussi.

Emma Marris est une écrivaine écologiste, basée en Oregon, qui plaide en faveur d’une définition plus large et plus valorisante de la nature. Elle est l’auteure de Rambunctious Garden: Saving Nature in a Post-Wild World (Bloomsbury, 2011). En 2016, elle a aussi donné une conférence TED intitulée Nature is everywhere — we just need to learn to see it.

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Cet article a été publié dans le numéro 02.

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