Se frayer une rivière

Un peu d’optimisme sur la côte centrale de la Colombie-Britannique.

«Merde!»

Eric tenait une moitié de la valve entre ses pinces. Le regard incrédule, il tournait lentement l’outil, se concentrant comme si ses pensées pouvaient la replacer dans la conduite de la remorque à bateau, là où elle se trouvait avant qu’il ne la brise en changeant le liquide de frein.

 

TEXTE ET PHOTOS Michael Barrus

À nos pieds, le liquide visqueux fuyait de la conduite par la deuxième moitié de la valve, désormais coincée et inutile, et s’accumulait sur le sol, rendant la remorque inutilisable. Je me suis appuyé contre la coque bleue du navire. Eric avait construit ce bateau en bois de 19 pieds l’été dernier, et l’avait baptisé Dipper. Il était magnifique. Une rambarde en tek suivait la courbure de la coque d’un bleu riche et profond, et une cabine blanche s’élevait sur le pont. Ses courbes étaient prononcées et sensuelles, comme tirées d’un tableau de Botero. Il était lourd, aussi, et je me suis un instant imaginé qu’un arrêt sec sur l’autoroute propulserait vers l’avant la remorque privée de ses freins. Dipper  rebondirait alors avant d’exploser en un fracas d’éclats de bois bleus et blancs s’envolant dans le ciel comme des oiseaux affolés. J’ai secoué la tête pour faire disparaitre cette image. Il nous était désormais impossible de transporter le bateau où que ce soit. L’aventure venait de prendre fin avant même d’avoir commencé.

«Bon, ça ne me surprend pas vraiment de nous», a balancé Spence. J’ai grimacé. Eric, lui, regardait encore la valve, bouche bée. Nous avions baptisé notre petit groupe Les Fiascoho, en l’honneur du saumon coho et de nos sorties de pêche malchanceuses. En fait, notre malchance dépassait le simple cadre de la pêche et s’étendait sur bien des aspects de nos excursions. Une fois, notre bateau est tombé en panne au beau milieu d’un lac. Il nous a fallu payer 300$ pour le faire remorquer jusqu’au quai, à 20 km de là, par un vieux du coin qui s’est fait un malin plaisir de répéter que nous étions, somme toute, des crétins. À une autre occasion, nous nous trouvions dans une partie éloignée de la côte de l’ile de Vancouver lorsque des vents de 100 km/h ont poussé les vagues jusque dans la forêt où se trouvait notre camp, inondant nos tentes et charriant vers la mer presque tout notre équipement. Nous avons connu une foule d’autres petits malheurs — des pluies torrentielles nous détrempant, une montée des rivières rendant la pêche impossible, notre moteur de bateau flanchant en pleine sortie sur l’eau, des cannes et des lignes se brisant, et de nombreux voyages de pêche sans aucune prise.

Une valve sectionnée, c’était nouveau pour nous, mais le désespoir qui s’installait tranquillement, lui, nous était malheureusement bien familier.

Nous avions pour projet de nous rendre à la rivière Pitt, une rivière glaciaire isolée et sinueuse à une centaine de kilomètres au nord de Vancouver. On y trouve d’énormes truites, et nous y avions fait beaucoup de prises à la mouche lors de nos randonnées précédentes. Nous savions quelles mouches utiliser, quelles portions de la rivière abritaient le plus de poissons et à quelle période  la pêche était la plus abondante. Mais pour nous y rendre, il nous fallait remorquer le bateau, le conduire jusqu’au lac où se jette la rivière, puis traverser la brousse le long des berges jusqu’à l’embouchure. Et chaque goutte du liquide de frein qui s’ajoutait à la flaque de plus en plus grande nous rappelait que la remorque du bateau ne bougerait pas de sitôt.

«Et puis merde! a dit Eric. Mettons le bateau à l’eau ici et allons plutôt vers le nord. Nous sommes en congé et nos valises sont prêtes.» Spence et moi avons haussé les épaules, acceptant sans grande conviction, puis nous avons fixé la remorque au camion. Nous disposions de quatre jours, autant en profiter pour voir jusqu’où nous pourrions nous rendre en allant vers le nord. Eric a prudemment tiré Dipper sur les 300 m qui nous séparaient de la rampe du quai. Une fois sur l’eau, nous avons sorti nos cartes et choisi une crique à plusieurs centaines de kilomètres au nord-ouest de Vancouver qui semblait suffisamment éloignée pour nous garantir du temps en solitaire si jamais le poisson ne s’y trouvait pas.

À la barre, Eric a dirigé le bateau vers le nord, le long des iles et des montagnes. J’étais encore déçu de devoir dire adieu à la rivière Pitt. Même si je préférais explorer l’inconnu plutôt que visiter un endroit familier, je voulais avant tout attraper des poissons pendant ce voyage. Il me semblait que nous naviguions à l’aveugle sur un cours d’eau totalement inconnu, droit vers une autre déconfiture pour Les Fiascoho. Je suis entré dans la cabine, où le clapotis sec et clair de l’eau m’a plongé dans un sommeil agité.

De fortes secousses m’ont réveillé quelques heures plus tard. Tant bien que mal, je me suis extrait de la cabine pour voir ce qui se passait. Nous étions encerclés par l’obscurité, mais suffisamment de lumière tombait sur l’eau pour que je puisse voir les rapides déchirer sa surface. Déboussolé, je me suis appuyé contre les fenêtres et j’ai examiné l’obscurité alentour. La nuit n’était pas encore tombée. C’était plutôt des falaises d’une hauteur improbable et d’un noir obsidienne, maculées de pluie, qui plongeaient l’étroit passage dans une profonde noirceur. La stupeur nous rendait silencieux.

«C’est peut-être encore mieux que la Pitt», a soufflé Spence. Personne ne l’a contredit. L’estuaire de la rivière se trouvait au bout de la longue crique. Des lambeaux de brume coulaient le long des versants, embrassant les arbres comme un profond cours d’eau enveloppe un rocher. Des monticules d’herbe longeaient la berge, et non loin derrière s’élevaient des cèdres et des sapins anciens aux branches alourdies par la mousse. L’eau, calme et absolument lisse, était telle une plaque de verre grisâtre. Eric a immobilisé Dipper et je me suis tenu à la proue alors que nous voguions au-dessus de roches et d’huitres de la couleur d’os décolorés. Les nuages lourds et bas faisaient apparaitre et disparaitre le sommet des falaises, qui atteignaient des hauteurs vertigineuses. Les montagnes surplombaient la vallée, si hautes et si escarpées qu’on aurait pu croire qu’elles se refermaient au-dessus de nos têtes.

J’ai avancé dans l’eau, les ondulations de mes mouvements brisaient la surface miroitante. Les roches étaient glissantes sous mes bottes, si bien que je chancelais et titubais d’une surface à l’autre. Un mur d’aulnes clairs se scindait en deux à l’une des extrémités de la crique. J’ai escaladé la berge de galets pour m’enfouir entre les arbres, là où ils formaient un treillis de ronces qui montaient jusqu’à la taille. Les vestiges d’un vieux chemin— des traces de pneus envahies par la végétation—donnaient l’étrange impression d’observer deux pistes de gibier parallèles. Au-dessus de nous, la lumière filtrée par les feuilles faisait briller les aulnes ployés.

Nous avons suivi le chemin. Après quelques heures, les arbres ont commencé à s’incliner de telle manière que le sentier, qui évoquait jusqu’alors un large tunnel, ressemblait désormais à un ponceau à travers les ronces. Tout le long du trajet, nos grognements et nos jurons ponctuaient le silence, les seuls autres bruits qui nous accompagnaient étant le craquement des feuilles et des branches. Le grondement de l’eau s’est fait de plus en plus fort, jusqu’à ce que l’on arrive au bord de la haute berge qui bordait une rivière verte, à plusieurs mètres sous nos pieds. Nous avons glissé vers la berge de galets, aussi heureux de quitter les ronces que de retrouver l’eau.

Alors qu’Eric et Spence célébraient notre sortie avec une bière, j’ai installé une mouche blanche au bout de ma ligne et j’ai immédiatement inauguré la pêche. À mesure que se suivaient mes lancers sans prise, je sentais monter en moi cette sensation sourde qui avait accompagné un grand nombre de nos expéditions. Je passais d’une série de lancers méthodiques à une autre. Ce n’était pas qu’un voyage sans prise serait automatiquement un fiasco. Je voulais effectivement attraper des poissons, mais la pêche était en fait l’excuse que je donnais à mes proches pour justifier mes excursions avec Les Fiascoho.

Il était beaucoup plus facile de leur dire que j’y allais pour le poisson que de leur décrire la merveilleuse sensation de possibilités infinies qui gonfle ma poitrine lorsque je repère sur une carte un cours d’eau prometteur, ou de leur expliquer la manière dont mon imagination fait naitre dans mon esprit des cours d’eau d’émeraude bordés de gigantesques cèdres anciens, et des profondeurs fourmillant de truites arc-en-ciel et de saumons.

Il me semblait que chaque rivière inconnue et éloignée sur la carte avait le potentiel d’être cette rivière parfaite qui habitait mon imagination. C’était pour cette raison que nous avions préparé le bateau, dépensé des centaines de dollars en carburant, passé d’innombrables heures sur l’eau et traversé des kilomètres de ronces au pays des ours. Pas parce que nous voulions pêcher du poisson, mais parce que nous étions attirés par ce champ des possibles que nous ouvrait un mince tracé sur une carte. Mais bon, dans nos fantasmes, le poisson mordait tout de même à l’hameçon.

Ma ligne néon traçait un arc sur la surface de l’eau. Un trait argenté s’est détaché des galets au fond de l’eau pour suivre le trajet de la mouche. Un moment, j’ai cru qu’il s’agissait d’un jeu de lumière, mais j’ai compris ce qui se produisait lorsque la masse argentée a gobé la mouche et que la ligne s’est tendue. J’ai tiré l’hameçon, pas tout à fait convaincu que je voyais autre chose qu’un mirage complexe. La truite arc-en-ciel a frôlé la surface, puis l’a battue de sa grosse queue argentée avant de replonger, tirant sur la ligne et faisant grincer le moulinet de ma canne. ■ 

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Cet article a été publié dans le numéro 01 du magazine BESIDE.

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Cet article a été publié dans le numéro 01.

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