La nature déteste la binarité | BESIDE

La nature déteste la binarité

Pour nous affranchir des oppositions binaires réductrices, nous devons ralentir la réflexion. Or, plusieurs problèmes mondiaux exigent une réponse rapide. Pouvons-nous apprendre à faire preuve de nuance sans tomber dans la paralysie morale ?

Texte—Linda Besner
Illustrations—Aless MC

En 1968, Keith Moore, un professeur d’anatomie canadien, a eu un différend avec le Comité olympique. Celui-ci avait décidé d’exclure les athlètes féminines qui échouaient à un test unique utilisé pour déterminer le sexe biologique. Dans un éditorial, le professeur a énuméré neuf éléments qui pourraient être mesurés pour établir le sexe d’une personne: le sexe génétique, le sexe nucléaire, le sexe chromosomique, l’apparence externe des parties génitales, les organes reproducteurs internes, le sexe endocrinien, la structure des gonades, le sexe psychologique et le sexe social. Ce qu’il voulait faire valoir, en d’autres mots, c’est que la distinction binaire «homme/femme»  est une construction sociale bien plus qu’un fait biologique.

Si la pensée binaire existe toujours, ce n’est pas parce qu’elle est exacte, mais parce qu’elle permet une réaction rapide. L’avantage de pouvoir réfléchir et agir promptement est évident : dans notre monde complexe, il n’est pas rare qu’il faille prendre des décisions sous pression.

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Or, nous avons besoin de temps pour comprendre notre environnement — et nous comprendre nous-mêmes. Au cours des dernières décennies, des théoricien·ne·s issu·e·s de toutes les disciplines des sciences humaines ont déconstruit l’opposition binaire et plaidé en faveur de modes de pensée non hiérarchiques, qui reflètent plus honnêtement les nuances et la diversité existantes.

L’époque culturelle à laquelle nous vivons glorifie la lenteur. On parle de slow food, de slow cities; on pratique des activités comme l’observation d’oiseaux ou le tricot. Il serait facile de dire que la pensée binaire est mauvaise, et la pensée non binaire, bénéfique, tout comme il serait facile d’affirmer que la lenteur est préférable à la vitesse. Adopter la lenteur en tant que stratégie culturelle peut nous aider à adapter notre réflexion, car c’est en s’attardant à chaque idée qu’on voit émerger des complexités cachées. À titre d’exemple, j’ai appris beaucoup plus en lisant Policing Black Lives, de Robyn Maynard, qu’en glanant sur Twitter des arguments polarisés au sujet du slogan «Abolissons la police».

Mais l’urgence de certaines actions collectives est bien réelle. «Les premiers mots qui viennent à l’esprit quand on parle du méthane qui s’échappe de l’Arctique, ce sont: “À l’aide !”» C’est ce qu’a dit récemment au Guardian Peter Wadhams, directeur du Groupe de physique de l’océan polaire à l’Université de Cambridge. Il faisait référence aux débats controversés entourant les initiatives de géo-ingénierie, un sujet brulant qui, selon plusieurs, doit être étudié plus en profondeur. Mais tandis que les forêts s’embrasent et que l’eau monte, il devient évident que le temps est un luxe qu’on ne peut plus s’offrir.

Ainsi, la mode de la lenteur a paradoxalement émergé à une époque où nous sommes nombreux·euses à ressentir l’urgence d’agir.

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Et cela n’est pas seulement vrai pour la situation climatique; des enjeux comme le logement et la justice sociale sont désormais des préoccupations dominantes.

Or, l’action morale et éthique est un processus qui, par définition, exige une réflexion lente et minutieuse. Comment réconcilier l’urgence du moment avec l’objectif d’atteindre une compréhension nuancée et inclusive?

Le cerveau binaire
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On dit parfois que la réflexion binaire est simplement le reflet de nos caractéristiques physiologiques. Ainsi, la plupart d’entre nous ont deux bras, deux jambes, et un cerveau composé de deux hémisphères. D’après la philosophe Maxine Sheets-Johnstone, toute pensée humaine trouve ses fondements dans les expériences cinétiques et tactiles de nos premier·ère·s ancêtres, et c’est le fait de marcher en position verticale qui a donné à notre corps ses «périodicités binaires locomotrices»: les pas alternés, le balancement des bras. Ainsi, sur le plan culturel, la bipédie a depuis longtemps été désignée comme l’un des principaux traits distinctifs des êtres humains par rapport aux autres êtres vivants (il s’agit d’une opposition binaire fondamentale dans la tradition eurocentrique, mais pas dans de nombreuses traditions autochtones).

Dans son ouvrage Black-and-White Thinking, paru en 2021, Kevin Dutton, psychologue à Oxford, traite de ce qu’il appelle le «cerveau binaire». Il recense trois périodes de notre évolution qui correspondent à trois de nos oppositions binaires principales. La première, «lutter/fuir», est la plus ancienne; elle date d’une époque où chaque bruissement de feuille était interprété comme une menace à laquelle on pouvait réagir de deux façons. La seconde, «nous/eux et elles», remonte au moment où les ancêtres des êtres humains modernes ont commencé à vivre en petits groupes, soit il y a environ six millions d’années. Enfin, l’auteur estime que la troisième opposition, «bien/mal», est apparue il y a près de 100 000 ans, quand les groupes se sont agrandis et qu’il a fallu instaurer un outil de contrôle social.

Le caractère brut des jugements rapides fait qu’ils comportent un risque d’erreur important. La polarisation des débats politiques d’aujourd’hui — et notre incapacité à collaborer pour résoudre les problèmes urgents — semblent trouver leurs racines dans le binarisme.

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L’opposition «nous/eux et elles» régit le discours employé aux deux extrémités du spectre politique; cela ne veut pas dire que les conservateur·rice·s et les progressistes ont autant de pouvoir, ou que les politiques qu’ils et elles souhaitent voir adopter sont tout aussi valables les unes que les autres. Le problème, c’est plutôt que les histoires simples qui font le bonheur de nos cerveaux peuvent être de dangereux contenants.

Au milieu du 20e siècle, le théoricien français Claude Lévi-Strauss a émis l’hypothèse selon laquelle le binarisme est au cœur de toute narration, le conflit étant inhérent au récit. Le rythme des communications modernes renforce notre dépendance aux histoires simplifiées. Vu la quantité d’informations qu’il est attendu que nous assimilions, nous avons le réflexe de chercher des réponses rapides et des explications faciles.

«Est-ce que c’est… une bonne chose?» ai-je noté sur un bout de papier tandis que je parcourais un article sur l’énergie nucléaire. Je serai honnête: sans un effort important, les chances que je saisisse comment fonctionne l’énergie nucléaire, même sommairement, sont très faibles. Je comprends que certaines personnes sont pour et d’autres contre, et mon instinct est de recourir d’abord à des catégories comme «bon/mauvais» (y a-t-il une raison évidente qui fait que cela ne peut pas marcher ?), puis «nous/eux et elles» (est-ce que les personnes qui adhèrent à ce point de vue sont du genre avec qui je suis généralement d’accord?).

L’immobilité en action
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Je suis loin d’être un exemple : j’ai moi-même régulièrement recours à la pensée binaire, plus que d’autres sans doute, car j’aime ce qui est structuré et que j’ai très peur d’être une mauvaise personne. La seule chose qui m’empêche de changer constamment de camp pour être du «bon» côté, c’est que je suis aussi une «ironiste», d’après la définition du philosophe Richard Rorty:

L’ironiste s’inquiète en permanence qu’on l’ait initiée dans la mauvaise tribu, qu’on lui ait appris à jouer le mauvais jeu de langage. Elle craint que le processus de socialisation qui a fait d’elle un être humain en lui donnant un langage lui ait donné le mauvais, et ait fait d’elle un être humain d’un mauvais genre.

La crainte de se tromper amène la prudence, ce qui est utile pour éviter les extrêmes. Mais elle peut aussi nous faire réagir mollement aux difficultés que nous rencontrons. Le binarisme est synonyme d’action. À un moment ou un autre, il faut déterminer s’il vaut mieux s’arrêter ou continuer, aller à gauche ou à droite, choisir entre zéro ou un. Éviter toute conception binaire peut sembler mener droit à la paralysie morale. Ainsi, en ce qui concerne la lutte contre les changements climatiques, on a l’impression que si les politicien·ne·s se sont entêté·e·s à continuer comme si de rien n’était, tout en reconnaissant qu’il fallait instaurer des changements, c’est parce qu’ils et elles étaient tout simplement incapables d’admettre que les choix à faire sont difficiles.

Mais la peur de se tromper peut aussi être perçue de manière plus positive — comme un élément déclencheur menant à une expérience de réflexion lente. Dans son célèbre ouvrage Thinking, Fast and Slow, publié en 2011, Daniel Kahneman écrit que la capacité d’attention est l’un des principaux éléments qui distinguent le cerveau lent et le cerveau rapide. Quand on réfléchit lentement, c’est-à-dire quand on emploie ses facultés critiques pour résoudre un problème, il faut effectivement faire preuve d’une concentration soutenue.

J’ai rendu visite à ma mère récemment. Elle était sur le point de terminer un casse-tête qui, à première vue, semblait facile : une table entourée de quelques chaises sur un balcon surplombé de bougainvillées. Je suis loin d’être aussi patiente qu’elle, mais, absorbée dans les détails de l’image, j’ai été forcée de formuler des hypothèses — est-ce que les bords de cette pièce rose correspondent à ceux de cette autre pièce? —, puis de les rejeter, encore et encore, car mes idées ne correspondaient pas aux faits. D’ailleurs, ma mère se moquait chaque fois que j’essayais d’imbriquer une pièce là où, de toute évidence, elle n’allait pas. Dans la plupart des situations, les subtiles nuances de couleur n’ont aucune importance. Ainsi, mon cerveau rapide avait raison de considérer que les pièces roses étaient toutes pareilles. Or, pour accomplir la tâche lente qui consistait à les assembler les unes avec les autres, j’ai dû ralentir mon esprit jusqu’à ce qu’il soit presque à l’arrêt. Je pouvais ensuite garder en tête la forme précise des creux et des saillies pendant que je cherchais une pièce complémentaire. Chacune acquérait une identité si nette qu’il me semblait ridicule que je ne l’aie pas remarquée avant.

D’après la philosophe moraliste française Simone Weil, une contemporaine de Lévi-Strauss, ce dont la société a besoin par-dessus tout pour pouvoir s’améliorer, c’est de l’attention à autrui. «Les malheureux n’ont pas besoin d’autre chose en ce monde que d’êtres capables de faire attention à eux. La capacité de faire attention à un malheureux est chose très rare, très difficile; c’est presque un miracle, c’est un miracle.»

Porter attention à la souffrance d’une autre personne peut certes inciter à l’action externe, mais s’ouvrir à l’expérience d’autrui exige d’abord un silence et une immobilité qui peuvent difficilement être considérés comme de l’inaction.

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Nous savons tous et toutes que les médias sociaux ont réduit notre capacité d’attention et érodé notre sentiment de responsabilité morale envers les autres. Pourquoi nous arrêter sur une expérience de souffrance quand nous pouvons continuer de faire défiler le fil d’actualité? Pourtant, Twitter semble offrir un environnement propice à une lutte interminable entre les contraires «rapide/lent», «bien/mal», «nous/eux et elles», sans qu’un·e vainqueur·euse finisse par se dessiner. Est-il possible que toute cette confrontation puisse dissoudre la pensée binaire? En pratique, Twitter ressemble plus au monde naturel : c’est un univers oppressant, imparfait, rempli de créatures féroces qui veulent se tuer les unes les autres — et d’opinions qui s’entrechoquent.

L’opposé de l’aliénation
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Si nous voulons penser rapidement, c’est parce que nous cherchons à nous épargner la douleur. Nous ne voulons pas être mangé·e·s par un autre animal, qu’il s’agisse littéralement d’une bête aux dents acérées ou d’une personne qui a besoin de nous, et dont la souffrance menace de nous consumer.

Le sociologue allemand Hartmut Rosa définit l’accélération comme le problème central de notre temps. Il insiste cependant sur le fait que la solution n’est pas nécessairement la décélération. Plutôt, il nous propose de nous intéresser, en tant qu’individus et sociétés, à ce qu’il appelle la «résonance». La résonance telle que la définit Rosa est une transformation mutuelle. Que nous l’éprouvions pour une œuvre d’art, un phénomène naturel ou une autre personne, c’est une expérience qui est à l’opposé de l’aliénation: elle resserre les liens que nous entretenons avec le monde. Elle peut aussi bien se produire soudainement que mettre du temps à se manifester.

Un sentiment de connexion plus fort pourrait nous permettre d’être mieux préparé·e·s quand vient le moment d’agir rapidement. Il pourrait même servir d’incitatif à l’action — un combustible capable d’alimenter le feu qui remplacerait les vaines flammèches d’indignation.

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J’ai un cerf-volant que j’ai nommé Normandine. Quand je suis parti­culièrement stressée, je l’apporte à la plage et je le regarde faire des figures dans le ciel. Ses envolées et ses descentes en piqué témoignent des turbulences qui balayent ce qui, vu du sol, semble être un espace statique. Dans un texte rédigé avant l’avènement des médias sociaux,

le professeur d’anglais Peter Elbow écrit qu’il vaut parfois mieux que les oppositions binaires restent irrésolues: «Quand on rencontre quelque chose qui est difficile ou compliqué ou qui entraine les gens dans des débats sans fin, souvent, c’est qu’on est en présence d’une opposition qui doit être explicitée — et laissée en suspens.» Faire voler Normandine est une activité à la fois rapide et lente; mon esprit est simultanément près du sol (je suis consciente des petits galets qui se mêlent au sable) et dans les airs. Les deux états, loin d’être synthétisés ou résolus, conservent leur caractère distinct, reliés entre eux par une ficelle qui est plus solide qu’elle en a l’air.

Linda Besner est une journaliste et une autrice vivant à Toronto. Son plus récent ouvrage s’intitule Feel Happier in Nine Seconds. Ses articles et ses poèmes ont été publiés, entre autres, dans le Guardian, l’Atlantic, le Globe and Mail et le New York Times Magazine.

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