Les rencontres qu’on n’attend pas

Dans une série de lettres visant à marquer la nouvelle année, nous avons demandé à certain·e·s de nos collaborateur·rice·s de répondre à la question suivante: quel est l’opposé du burnout pour toi? Ici, la rédactrice et productrice chez BESIDE Marie Charles Pelletier célèbre la profondeur des conversations en apparence sans importance.

Texte et photos—Marie Charles Pelletier

J’ai toujours trouvé que les conversations avec des étranger·ère·s avaient de quoi nous émouvoir. Probablement parce que nous ne les attendons jamais. Certaines personnes nous touchent plus que d’autres, sans que nous sachions pourquoi: elles nous adressent quelques mots ou nous accordent quelques minutes qui changeront le cours de notre journée — ou de notre vie.

Après une année passée encabanée, j’ai eu envie, l’automne dernier, d’admirer la vue par une autre fenêtre. J’ai donc déménagé dans le Kootenay, une région montagneuse du sud de la Colombie-Britannique — un énorme changement auquel s’est ajoutée l’adoption d’un golden retriever, Baquet. Rapidement, j’ai adopté un nouveau rituel matinal: celui d’enfiler mes bottes de rubber et d’aller faire une marche avant même que la brume ait fini de se dissiper. J’ai vite compris qu’il existait une entente tacite entre propriétaires de chiens en pyjama. J’ai donc commencé à saluer des gens de mon voisinage à travers mes paupières mi-closes, sous un brushing qui se rapprochait étrangement de l’image qu’on se fait d’un nouveau variant.

Grâce à Baquet, j’ai eu des discussions avec des inconnu·e·s qui, aujourd’hui, le sont moins. Comme Brent: un homme reconnaissable à sa grosse barbe et à son éternel béret qui partage sa vie entre sa maison de l’ile Cortes, où il ramasse des huitres, et celle de Nelson, la ville que nous avons en commun. Malgré les 14 heures de route et les deux bateaux qui le séparent d’ici, il n’a jamais cessé, en 40 ans, de faire le chemin. Chaque mois, à bord de son camion rempli de caisses de mollusques destinés aux restaurants du coin, il revient se réfugier dans son repaire de bardeaux de cèdre. Un matin, pendant que sa cheminée fumait dans l’air froid, l’imposant cueilleur d’huitres m’a parlé de ma terre d’accueil comme l’on parlerait d’un vieil amour qui ne s’est jamais fané. Une personne que l’on voudrait présenter à tous les gens que l’on connait, pour qu’eux aussi comprennent. Brent a conclu en me souhaitant une vie heureuse, comme si j’étais finalement arrivée à destination.

Il y a mon voisin Bill, le septuagénaire au sourire de millionnaire, qui, chaque matin, passe la souffleuse, pellète, racle et balaie avec une minutie qui frôle l’obsession. Ensemble, nous discutons du temps qu’il fait. Ce n’est pas qu’il manque de conversation; c’est qu’il est adepte du sujet. Bill observe et reconnait les nuances de gris, voire la direction du vent. Il semble que ce soit sa façon d’appartenir à son environnement: étudier le ciel et les radars pour mieux voir les «systèmes qui approchent». Il y a aussi Laura qui, avant même de me dire comment elle s’appelle, m’a parlé de ses nuits sans sommeil, de son chiot vraiment pas reposant, de ses cernes et de son désespoir en général. Ce matin glacial de novembre s’est ainsi transformé en recueil de confidences entre deux vieilles biquettes qui ont préféré sauter les banalités. Nous nous sommes quittées en riant — et c’est à bonne distance qu’elle m’a finalement crié son prénom.

Pendant ces conversations, je ne pense à rien d’autre. Je suis dans une allée sans nom, un endroit oublié que les charrues déblaient rarement l’hiver. Et j’en reviens toujours un peu changée.

Photo: Alexandre Beaucage

Notre relation au monde se campe dans les moments ordinaires, dans les mots qu’on échange entre nous et qui nous rappellent qu’on appartient à quelque chose, à quelque part. En jasant quelques minutes de plus avec des passant·e·s. endormi·e·s et en remplaçant le poids de mes tourments par celui de la neige, j’arrive, pendant un instant, à oublier le reste. Ces rencontres sont des brèches dans le temps, pour peu qu’on le reconnaisse. Et, si le temps s’arrête, il devient impossible pour moi de le perdre. Ou de m’épuiser.

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