«Je suis heureux d’être un bâtard avec un pied dans la ville et l’autre dans le bois.»

Le cofondateur de BESIDE a passé la première moitié de sa vie en Abitibi; la seconde, à Montréal. S’il a longtemps cru qu’il devait choisir entre la région et la ville, il assume aujourd’hui sa nature hybride.

TEXTE  Jean-Daniel Petit

Couché sur la mousse depuis deux heures, je réalise à quel point je suis épuisé.

J’ai passé une année effrénée à travailler, à essayer de me réaliser, à courir après le temps—engourdi au point d’être déconnecté de mes sens. Ici, l’odeur des pins et de la terre humide me rappelle que la nature sent bien meilleur qu’une chandelle parfumée au séquoia… Le bois est calme, l’air, tempéré. Les écureuils font des provisions pour l’hiver.

 

Le silence s’est installé depuis mon arrivée. Pas un silence de mort, non; un silence bien vivant.

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Je somnole en fixant les branches d’une épinette noire. Ce n’est pas l’arbre le plus esthétique, mais c’est certainement le plus droit et le plus résilient de la boréalis. Je suis dans le moment présent—davantage qu’entre deux Savasana sur la rue Laurier. Je ne pense à rien d’autre qu’à être couché là, dans la forêt abitibienne, à plusieurs centaines de kilomètres de la ville. Difficile de dire l’heure qu’il est ou de savoir ce qui se passe à Bangkok; je n’ai pas regardé un écran depuis des jours.

La deuxième semaine d’octobre est sacrée chez nous: c’est celle de la chasse à l’orignal. Certains y voient l’occasion d’échapper provisoirement aux responsabilités de la job, d’autres en profitent pour renouer avec le silence, loin des cris des enfants. Pour moi, c’est le moment où je peux récupérer toutes les heures de sommeil perdues, aromathérapie en prime. Pas d’eau courante, pas d’électricité, pas de réseau cellulaire: je me contente d’un lit, d’un poêle à bois et d’une cruche d’eau. Je vis au rythme de la lumière, debout aux aurores avec le frimas dans les fenêtres du camp, couché à 19 heures après quelques pages de lecture et une bière de jasette. Entre tout ça, je me cache dans le bois en espérant que la semaine ne passe pas trop vite. Je vais à la chasse pour tuer, certes, mais surtout pour tuer le temps. L’arrêter pour un instant.

En ville, je ne quitte jamais mon appartement sans mes clés, mon cellulaire et mon portefeuille. Ici, je ne quitte jamais le camp sans mon couteau, un GPS et du feu. Le kit de survie du parfait petit urbain est complètement inutile en forêt.

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Ma vie en ville, je l’apprécie. Elle m’ouvre sur le monde. Elle m’offre des chemins infinis vers l’autre—l’autre culture, l’autre opinion, l’autre humain.

Or, c’est une fois bien reculé dans le bois que je constate qu’elle n’est pas parfaite. Qu’elle camoufle un vide intérieur que seul le sommet d’une montagne peut remplir.

J’ai habité la première moitié de ma vie en Abitibi, avant de partir pour Montréal. C’était il y a plus de 15 ans. À l’époque, le magnétisme de la métropole était plus puissant que la sérénité des épinettes qui entouraient les 22 000 lacs abitibiens. Je voulais voir le monde, l’interroger, l’expérimenter. Ciao pow la maisonnée, le p’tit gars du bois s’en va en ville.

La région a forgé qui je suis, mais la ville m’a permis de le déployer.

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Depuis mon arrivée, je m’imprègne de nouvelles rencontres, de nouvelles histoires, de nouvelles perspectives. Montréal est tellement facile à aimer. Elle est belle, simple et distinguée à la fois. Malgré tout, les lacs, la forêt et la lenteur me manquent.

À 33 ans, j’ai officiellement un pied dans la ville et un pied dans le bois. Il faut dire que mon tiraillement a pris forme au fil du temps. Pendant que je me lassais de la région, je m’amourachais de la ville à coup de spectacles, d’expositions et de festins culinaires. Tous les six mois, je retournais en Abitibi avec un regard neuf. Pendant ce temps, subtilement, mes racines continuaient à courir.

Je commence à peine à entrevoir la profondeur de mes origines abitibiennes. Plus je parle à mes parents et aux grands-parents de ma conjointe, plus je m’intéresse à leur histoire —à notre histoire—, plus je ressens le besoin de me rapprocher de la forêt dense du nord.

Quand je suis en ville, je me fais traiter du petit gars de bois; quand je suis en Abitibi, je me fais traiter du petit gars de la ville. Aux yeux des autres, je ne semble appartenir ni à la première ni à la seconde. Je suis un hybride qui cherche son équilibre, quelque part entre les deux.

Longtemps, j’ai ressenti la pression de choisir. De retourner en région, de quitter la ville «sale» pour la «pureté de la Bittt à Tibi». C’est peut-être la faute à mes tempes grisonnantes, mais j’ai le gout de nuances. De nuances dans l’actualité, sur les médias sociaux, dans les stéréotypes qui divisent la ville et la région.

J’ai besoin de la ville et de la nature, en symbiose. J’ai le gout de savoir-faire et de savoir-être. De savoir chasser et pêcher, de savoir comment couper un arbre, fendre du bois, préparer un jardin, faire pousser mes tomates, cuisiner un ragout d’orignal sauce tomate sur le feu. J’ai le gout de continuer de voyager dans mon quotidien à travers mes rencontres; d’être stimulé par la ville et de pouvoir me réfugier dans la tranquillité de la nature quand ça déborde. Parce que savoir à la fois éviscérer un orignal et opérer Photoshop, c’est aussi unique que pratique.

Couché confortablement dans la forêt abitibienne, donc, je croise le regard d’un lynx qui passe en silence. Nous semblons nous reconnaitre; nous partageons le même espace-temps, voire le même état d’esprit. Personne n’empiète sur personne. Il poursuit sa route comme un fantôme et je retourne à mes pensées, en me disant que je suis heureux d’être ce que je suis: un bâtard avec un pied dans la ville et l’autre dans le bois.

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JEAN-DANIEL PETIT a vu le jour en 1985 dans la petite municipalité d’Évain, en Abitibi-Témiscamingue. Après avoir travaillé dans le domaine des communications à Montréal pendant plus de dix ans, il a cofondé abitibi & co, une entreprise québécoise de canots et de kayaks, ainsi que la marque média BESIDE.

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