Besiders
Fabriquer des meubles dans le respect des traditions
Après plus de 30 ans à concevoir des meubles à la main, Heidi Earnshaw demeure attachée aux valeurs intemporelles de l’artisanat traditionnel.
Texte—Naomi Skwarna
Photos—Daniel Skwarna
Heidi Earnshaw a passé le plus clair de sa vie parmi les arbres. «Chacun d’eux a son caractère», lance-t-elle. La designer a appris à reconnaitre leurs qualités distinctes après toute une vie à fabriquer des meubles à la main.
Ce qui l’attire le plus dans le bois — la matière principale avec laquelle elle travaille —, c’est sa durabilité. «Certains édifices du 14e siècle sont encore debout, et nous utilisons des meubles datant du 18e», fait remarquer Heidi. Elle tente d’inscrire sa pratique dans cette tradition de longévité. «Je travaille de la même façon qu’on le faisait dans les années 1970, et même dans les années 1870.»
Pour Heidi, «tout commence par les arbres». C’est à la fois son approche du design et, dans une certaine mesure, du quotidien qu’elle est en train de se bâtir sur une terre verdoyante d’un demi-acre dans la vallée d’Ottawa, en Ontario.
La mise en vente, en 2019, de l’atelier torontois qu’elle partageait avec d’autres artisan·e·s l’a motivĂ©e Ă trouver un espace plus grand et plus abordable, Ă la campagne — un projet qu’elle caressait depuis des annĂ©es.Â
À l’âge de 50 ans, Heidi s’est donc installée à Ferguson’s Falls, dans Lanark County, un village paisible à quelques minutes de la rivière Mississippi.
Elle a d’abord vendu la maison qu’elle possédait avec ses sœurs dans le West End de Toronto. Puis, elle a acheté un bâtiment vieux de 200 ans, le Hollinger Hotel, qui accueillait des bucheron·ne·s au 19e siècle. Elle a entrepris des travaux pour transformer les lieux en maison et en atelier d’ébénisterie fonctionnel, un processus laborieux.
«J’ai fait soulever le bâtiment pour l’installer sur une nouvelle fondation», prĂ©cise-t-elle, Ă©voquant l’une des nombreuses manĹ“uvres qu’elle a dĂ» opĂ©rer pour que l’endroit semi-dĂ©labrĂ© soit conforme aux normes. «C’est moi, la Torontoise qui a fait dĂ©placer la maison, lance-t-elle avec humour. Ça a fait jaser!»Â


Quelques mois avant la pandémie, Heidi a commencé à aménager son chez-soi, avec Loup, son chien, et Hanni et Frieda, ses deux chats de 17 ans, nommés ainsi en l’honneur de ses grands-tantes.
Durant cette période mouvementée, elle a maintenu et fait évoluer son entreprise de design, concevant des meubles inspirés par le travail du bois japonais et scandinave, et du mobilier de style Shaker et midcentury — le tout fabriqué avec du bois de sources éthiques.
Heidi a laissé derrière elle un demi-siècle de vie en ville, entourée de ses proches et de collègues, de culture et d’une densité qu’on ne remarque qu’une fois qu’on l’a quittée. Guidée par la nature (dont le panais sauvage, une espèce envahissante qu’il faut constamment désherber) et installée sur ses nouvelles fondations, elle développe ses projets tout en approfondissant sa relation avec les techniques et les outils traditionnels, de même qu’avec les arbres qui l’inspirent tant.
Le risque de travailler Ă la main
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«J’ai toujours adoré les Lego», affirme Heidi lorsqu’on lui demande comment est née sa passion pour la fabrication d’objets. Encouragée par ses professeur·e·s et sa famille, elle s’est adonnée à l’art tôt dans son parcours scolaire. Son amour pour la création en trois dimensions s’est concrétisé dans les ateliers qu’elle a suivis à l’Université de Toronto, puis au Collège Sheridan.
Pourtant, lorsqu’il est question de son art, Heidi demeure sa plus grande critique.
«La vérité, c’est que je n’étais pas une artiste talentueuse», confie-t-elle. La fabrication de meubles durables et fonctionnels offrait un travail plus intéressant et une carrière plus sure.
Forte de sa formation en beaux-arts, Heidi dessine ses plans elle-même, délaissant des logiciels comme AutoCAD et SketchUp au profit de crayons et de papier. Une méthode de travail qui se fait rare dans le milieu, selon elle.


«Mon processus de réflexion s’inscrit dans cette pratique qui relie la main à l’esprit, explique-t-elle. Le dessin manuel est une manière de penser. Je n’ai pas les habiletés nécessaires pour dessiner sur l’ordinateur, mais ce n’est pas quelque chose qui me correspond non plus.»
Cette approche convient «aux vieux équipements et aux vieilles façons de faire» caractéristiques de la méthode d’Heidi.
Dans l’artisanat traditionnel, chaque trace laissée par la main est un pari, estime la designer en faisant référence aux travaux de David Pye sur «l’art du risque». En d’autres termes, l’artiste ouvre la voie à un résultat incertain, basé sur son propre jugement, sa dextérité et son savoir-faire.
«Il y a quelque chose de particulier dans le fait de laisser une trace dans le bois qui est visible dans le produit fini, explique Heidi. Ces moments évoquent des expériences tactiles auxquelles nous aspirons, d’une certaine façon. C’est un peu ce qu’un meuble est censé faire. Lorsqu’un ouvre un tiroir sur une glissière en bois, la sensation est différente que sur une glissière mécanique.»

L’équilibre entre la technologie et l’artisanat
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Bien que dévouée à la forme d’artisanat la plus pure, Heidi utilise la technologie de manière pragmatique, et non pour elle-même. Son approche est analogue, mais pas archaïque; elle adopte la modernité quand le contexte s’y prête.
«J’utilise les techniques élaborées pendant des siècles parce qu’elles ont fait leurs preuves», soutient-elle. Cependant, elle n’hésitera pas à se rendre au magasin du coin pour faire couper un modèle sur une machine-outil à commande numérique, au besoin.
«Fabriquer des objets à la main, ça prend beaucoup de temps. Je pratique l’art de la lenteur, mais si je peux utiliser la technologie pour exécuter une tâche plus rapidement, je vais le faire.»
Heidi tient particulièrement à moderniser les aspects qui peuvent réduire l’empreinte écologique de son travail — du bois qu’elle achète aux produits chimiques employés pour la finition de ses créations.
Bien qu’elle espère que ses meubles durent toute la vie, elle les conçoit et les fabrique de façon qu’ils puissent retourner à la terre, avec des huiles et des cires biodégradables, ainsi que des pièces en petite quantité et faciles à enlever.


Dans l’atelier principal, Tim Steadman, l’assistant d’Heidi, répare une machine qui leur pose problème. Pour l’instant, l’entreprise n’est constituée que de deux personnes, et Tim habite à six minutes en voiture de l’atelier. Tout pour créer un environnement de travail intime et particulièrement collaboratif.
«Nous travaillons en tandem. Je ne garde pas pour moi les aspects les plus agréables ou difficiles, explique Heidi. Je veux que Tim prenne de l’expérience, et pour ça, il doit toucher à tout.»


Bâtir une communauté à la campagne
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Heidi est bien consciente de ce qu’elle a laissé derrière elle sur les plans social et culturel lorsqu’elle a quitté la ville. «Le sentiment d’appartenance à une communauté me manque, confie-t-elle.
Quand je vivais à Toronto, je travaillais dans un atelier partagé. L’esprit de collaboration dans un même espace de travail, c’est quelque chose de très riche.»
Cependant, sa nouvelle maison pourrait aussi participer à créer une communauté. Heidi souhaiterait entre autres y organiser des minirésidences pour les jeunes artisan·e·s de tous les horizons, puisque l’accès à un espace et à de la machinerie appropriée constitue bien souvent le plus grand enjeu lorsqu’on débute dans le métier.
Heidi admet qu’elle n’a pas eu autant de temps pour profiter de son environnement qu’elle l’avait espéré, mais la nature est partout autour; la rivière Mississippi où l’on peut nager et patiner, des hectares de terres agricoles et de forêt, les vaches et les chevaux du voisinage qu’elle peut voir par la fenêtre.
«Les oiseaux, la lune, la rivière… J’apprends le cycle de la nature qui m’entoure, dit-elle. Je me souviens très précisément de la façon dont la lune se levait à la fenêtre de ma chambre, à Toronto. Mais l’espace ici a quelque chose de particulier, une sensation de grandeur qui m’interpelle.»
Presque chaque matin, elle promène Loup sur son petit terrain d’un acre, café à la main — «juste pour voir ce qui a changé».
C’est la recherche de cet équilibre entre la tradition et la modernité, la ville et la campagne, qui continue à motiver Heidi, qui vient de célébrer son 54e anniversaire. «Ce qui m’intéresse, c’est de créer des choses qui pourront durer longtemps», dit-elle, évoquant sans doute son approche du design, son style de vie et la matière qu’elle a choisie. Après tout, «qu’y a-t-il de mieux que les arbres»?
Lectures suggérées
- Ernest Gimson: Arts & Crafts Designer and Architect, de Annette Carruthers, Mary Greensted et Barley Roscoe
- The Language of Wood: Wood in Finnish Sculpture, Design and Architecture – Musée de l’architecture finlandaise, 1987
- Handcrafted Modern, de Leslie Williamson
- The Soul of a Tree, de George Nakashima
- The Heritage of Upper Canadian Furniture, de Howard Pain
Naomi Skwarna est une journaliste, une éditrice et une artiste dont les textes ont été publiés dans le New York Times, Vulture, The Believer, le Globe and Mail, Toronto Life et le British Journal of Photography, notamment. Depuis 2019, Naomi réalise des objets uniques et des créations en tissu sous le nom de Casual Clowne. Elle vit à Toronto.
Twitter : @awomanskwarned
Instagram : @naomisk
Daniel Skwarna est à la fois photographe documentaire et photographe de presse. Il s’intéresse aux communautés isolées, à la dépendance et à la maladie mentale. Il vit à Toronto avec sa femme, Sarah, et leur fille, Lumen.
www.danielskwarna.com
Instagram: @danielskwarna
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