Besiders
Trouver sa force intérieure
La course a complètement transformé Jeffrey Binney. Maintenant, il aide les autres à se sentir plus confiant·e·s, sur la piste et en dehors. Tiré de BESIDE 13
Texte—Mark Mann
Photos—Shayd Johnson
Un enclos à bétail: c’est la première scène sur laquelle Jeffrey Binney a grimpé. À califourchon sur la barrière, il présentait des numéros de comédie musicale aux travailleur·euse·s de la porcherie familiale, au Missouri.
«Je me donnais en spectacle devant tout le monde, tout le temps, dit-il. Pour les gens que mon style de pitreries amusait, je devais être très divertissant. Autrement, ça devait être insupportable.»
Aujourd’hui, le coureur d’ultramarathon et défenseur de la positivité corporelle âgé de 40 ans danse pour un public franchement enthousiaste. Ses chorégraphies extravagantes sur Instagram et TikTok, réalisées dans les montagnes et les déserts près de Salt Lake City, lui ont valu de nombreux·ses abonné·e·s et plusieurs partenariats.
Au milieu des entraineur·euse·s de course et autres influenceur·euse·s, Jeffrey se distingue par sa personnalité enjouée, modeste et totalement décomplexée.
À première vue, il n’a pas beaucoup changé depuis l’adolescence, à l’époque où il travaillait pour ses parents; il est encore un drôle de gaillard aux cheveux roux avec l’audace d’une star hollywoodienne et un perpétuel air espiègle, à mi-chemin entre Miss America et Denis la petite peste. Mais en réalité, pour devenir la personne qu’il est aujourd’hui, Jeffrey a dû se transformer radicalement.
«J’étais tout à fait en paix avec ma petite vie de jeune homme de théâtre gai et potelé, déclare-t-il. Puis, un jour, je me suis découvert une force que je ne soupçonnais pas.»

Faire des trucs cools et ne pas mourir
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Bien que Jeffrey ait grandi dans une ferme typique du Midwest — son père chassait, sa mère cuisinait, toute la famille magasinait chez J.C. Penney et mangeait à l’Olive Garden —, il était tout sauf un garçon ordinaire.
Atteint d’un TDAH, il ne tenait pas en place. Quand il était assis, sa jambe bougeait sans arrêt. «C’est comme si je n’avais pas le contrôle de mon corps. J’avais trop d’énergie.» Une grande partie de cette exubérance s’est trouvée à s’exprimer dans le chant et la chorégraphie. Conscients des talents de leur fils, les parents de Jeffrey l’ont dispensé de la plupart des corvées de la ferme. Au lieu de cela, sa mère l’a inscrit à des cours de théâtre et de danse cinq soirs par semaine, ce qui représentait un investissement de temps et d’argent considérable.
C’est à cette période que la transformation de Jeffrey a commencé, un peu à son insu. Quand il avait 11 ans, sa mère, Debra Nadine Binney, a reçu un diagnostic de maladie cardiaque «liée à l’obésité». Alors qu’on lui donnait deux ou trois ans de sursis, elle a tenu le coup pendant 20 ans, période durant laquelle elle a donné tout l’amour du monde à Jeffrey et à sa sœur.
Elle est décédée en 2012, à 58 ans. Jeffrey s’est alors rendu compte qu’il était en train de suivre la voie de sa mère. Cette prise de conscience lui a inspiré l’urgent désir de tout faire pour vivre non seulement le plus longtemps possible, mais aussi le mieux possible. «Mon objectif n’a jamais été de perdre du poids, soutient-il. Ce que je voulais, c’était du temps pour faire plein de trucs cools avant de mourir.»
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Cet article a été publié dans le numéro 13 du magazine.
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Commander maintenant«Je vais le faire»
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Après l’école secondaire, Jeffrey a fait une formation en comédie musicale et a réalisé son rêve de s’installer à New York pour devenir acteur. Il a joué dans des comédies musicales durant sept ans avant de se tourner vers le standup. Sa carrière commençait tout juste à prendre son envol lorsque la santé de sa mère s’est détériorée et, à 28 ans, il est rentré au bercail.
«Tout s’est arrêté», lâche-t-il. Au cours des six mois qui ont suivi, il a passé bien des nuits à l’hôpital.


Un jour, alors qu’il était dans la salle d’attente de l’unité de soins intensifs, il est tombé sur un exemplaire du magazine Trail Runner annonçant le célèbre Leadville 100, une épuisante course sur sentier de 160 km en altitude. Jeffrey, qui venait de se mettre mollement à la course à pied, s’est alors dit: «Je vais le faire.»
Il est donc allé s’acheter une paire de chaussures de course et a commencé à explorer les sentiers environnants.
«Je me sentais comme un petit gars, se souvient-il. Je sautais par-dessus les troncs d’arbre et je tombais dans la boue. C’était à la fois ridicule et amusant.»
Mais surtout, ce nouveau passetemps lui permettait de penser à autre chose qu’aux problèmes de santé de sa mère.
Bien que Jeffrey ait eu un coup de foudre pour la course à pied, l’aventure comportait son lot de défis, notamment celui de trouver une tenue vestimentaire appropriée. «La plupart des marques de vêtements de course n’avaient rien à offrir aux personnes de mon gabarit; c’était donc très difficile de trouver quelque chose à me mettre sur le dos», dit-il. Aujourd’hui, Jeffrey est ambassadeur de Brooks Running, qui propose des vêtements de course pour les tailles fortes.
Jeffrey a rapidement trouvé sa voie dans la course sur sentier. Il aime le sentiment d’aventure et de liberté que lui procure la course en forêt. «Personne n’est là pour regarder ma graisse balloter ou pour me chronométrer, soutient-il. Je ne me préoccupe pas de mon apparence ni de ma vitesse.»
Partir de loin
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Le premier évènement auquel il s’est inscrit est une course sur sentier d’une trentaine de kilomètres à Kansas City. Trois semaines avant, sa mère est décédée. Jeffrey s’est senti démuni. «Quand ma mère est partie, c’est comme si j’avais perdu mon filet de sureté.»
La perte de sa mère a provoqué chez lui une remise en question. «Évidemment, je comprenais pourquoi elle s’était retrouvée dans cette situation-là: elle s’alimentait très mal et ne faisait pas d’exercice, dit-il. Mais je n’avais jamais vraiment fait ce lien avant sa mort.»
«La mort de ma mère a d’une certaine manière été l’élément déclencheur qui m’a fait comprendre que cette course allait être plus difficile que je l’avais cru.»
Cela a continué de le préoccuper après les funérailles, mais il a tout de même décidé de se présenter à la ligne de départ, à Kansas City.
«C’était horrible, ça s’est mal passé», lâche-t-il. La course se tenait en février, et l’eau a gelé dans son tube d’hydratation. «C’était n’importe quoi, mais j’ai pu finir la course tant bien que mal et, bizarrement, j’ai adoré l’expérience.» Il a fini bon dernier; l’aventure ne faisait que commencer.
Jeffrey a entrepris de se préparer pour le Leadville 100 au Colorado. En 2013, il a couru ses premiers marathons et, en 2014, 80 km à San Francisco. Puis, en 2015, il a embauché Ian Sharman, un entraineur d’ultramarathon de renommée internationale.

«J’étais un peu sceptique au début, admet celui-ci au téléphone. Je me demandais s’il réalisait à quel point il partait de loin.»
Au moment du Leadville 100, Jeffrey pesait 155 kg. Il a réussi à franchir une soixantaine de kilomètres avant d’être exclu de la course parce qu’il avait dépassé le temps limite.
Sans se décourager, il a retenté le coup à un autre ultramarathon de 160 km, le Rocky Raccoon, six mois plus tard. Durant l’épreuve, il s’est fracturé une côte, s’est fait des ampoules (qui seront traitées aux urgences le lendemain) et a perdu deux ongles d’orteil, mais il a réussi à finir en 29 heures, 52 minutes et 16 secondes, soit à moins de 8 minutes du temps limite.
Le pouvoir de ne pas abandonner
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Depuis qu’il a terminé son premier ultramarathon, Jeffrey a continué de participer à des courses de longue distance. Il a encore un fort gabarit, et il profite de sa visibilité sur les médias sociaux pour encourager les coureur·euse·s au physique imposant. Pour beaucoup, sa contribution à la culture de l’ultramarathon, et plus largement à la communauté en ligne de la course, est très précieuse.
En décembre 2020, Jeffrey a fait une vidéo réunissant ses deux passions, la course et la danse. Ses 8 000 abonné·e·s ont adoré. Un an plus tard, il a répété l’expérience, cette fois en recréant une scène de Dirty Dancing sur une petite passerelle, en tenue de course. La vidéo est devenue virale et compte plus de dix millions de vues à ce jour.

Grâce à son expérience dans le milieu du divertissement, Jeffrey était prêt à saisir l’occasion et à produire du contenu. En huit mois à peine, le nombre de ses abonné·e·s a décuplé. Malgré tout, il a conservé son emploi et reste méfiant à l’égard de sa nouvelle célébrité. «C’est fou, dit-il. C’est arrivé de nulle part, et j’ai l’impression que ça pourrait disparaitre du jour au lendemain.»
Jeffrey est fier d’offrir plus de visibilité aux personnes rondes dans le monde de la course sur sentier, mais il sait qu’il fait face à moins d’obstacles que les femmes ou les personnes de couleur.
«C’est tellement plus facile de dire ce que je dis quand on est un homme. Les attentes envers les femmes et le stress qu’elles peuvent vivre sont à un niveau complètement différent.»
Il ajoute: «Certaines de mes amies sur les médias sociaux parlent des mêmes sujets que moi; elles reçoivent deux fois plus de commentaires négatifs, et ils sont deux fois plus haineux.»
Encore aujourd’hui, Jeffrey ne cherche pas à changer de physique. Lorsqu’il est plongé dans l’obscurité totale de la forêt, qu’il a froid, qu’il a mal à l’estomac et aux jambes, c’est la souffrance même qui l’aide à tenir le coup — la souffrance, et ce qui vient après.
«Quand on fait quelque chose qui nous fait souffrir, c’est normal et raisonnable de vouloir arrêter. La première révélation que j’ai eue, c’est que si on dépasse la souffrance, qu’il s’agisse d’une douleur temporaire, d’une ampoule ou d’une crampe, si on refuse d’abandonner, on arrive à un moment incroyable où la souffrance finit par s’en aller.»
«Surmonter la souffrance est un peu comme une drogue pour moi, explique Jeffrey. Lorsqu’on y parvient, on se sent fort et solide, parce qu’on l’est.»
Mark Mann est rédacteur en chef adjoint à BESIDE Média. Auparavant, il a été journaliste indépendant spécialisé dans les longs reportages. Ses textes ont notamment été publiés dans Toronto Life, The Walrus, Motherboard et le Globe and Mail.
Shayd Johnson est un photographe commercial et éditorial canadien. Il a réalisé une grande variété de projets, pour des marques automobiles et des marques de détail comme pour des médias et des associations de tourisme. Ses clichés ont notamment été publiés dans le Narwhal, le New York Times, Serviette Magazine et OFF Magazine.
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