Le mouvement comme ancrage | BESIDE

Le mouvement comme ancrage

Rencontre et conversation avec l’athlĂšte paraplĂ©gique et graphiste GeneviĂšve HallĂ©, qui partage son temps entre son atelier, sa famille, des initiatives d’accessibilitĂ© et des sorties sur l’eau en planche Ă  pagaie adaptĂ©e.

Texte — Juliette Leblanc
Photos — Catherine Bernier

En route vers QuĂ©bec, je tente de dĂ©mĂȘler des termes dans ma tĂȘte. AccessibilitĂ©, accessibilitĂ© partielle, mobilitĂ© rĂ©duite, handicap, paraplĂ©gie
 et je rĂ©alise piteusement que je n’en maitrise pas les dĂ©finitions. Que je connais peu la rĂ©alitĂ© quotidienne d’une personne avec un handicap physique. Pourquoi? Je n’ai pas de rĂ©ponse satisfaisante. C’est un peu l’objectif de ma visite chez GeneviĂšve HallĂ©, d’ailleurs. Me familiariser avec certains enjeux et dĂ©mystifier les Ă©tiquettes qu’on tend Ă  accoler aux choses qu’on ne comprend pas.

 

GeneviĂšve HallĂ© et son conjoint en forĂȘt.

En 2001, GeneviĂšve HallĂ© a 22 ans et se rend au US Open pour compĂ©titionner en planche Ă  neige. Possiblement le rĂȘve de sa vie, Ă  l’époque. À ce moment-lĂ , elle habite Whistler avec son copain depuis moins de deux ans, dĂ©vale les plus belles montagnes du Canada quotidiennement, travaille comme graphiste pour le Telus World Ski and Snowboard Festival et gravite autour de la crĂšme du snowboard. AprĂšs son premier tour de piste, elle se souvient d’avoir dit Ă  son amie «c’est le plus beau jour de ma vie». Mais lors de son deuxiĂšme essai, elle tombe. Et au moment oĂč le secouriste lui demande si elle sent ses pieds — la rĂ©ponse est non — GeneviĂšve comprend la gravitĂ© de la situation. L’accident, majeur, la laisse paraplĂ©gique, ce qui met fin Ă  ses ambitions professionnelles de planche Ă  neige.

Un vĂ©ritable «existensĂ©isme» (lifequake), comme le dit si bien Bruce Feiler, auteur du livre Life Is in the Transitions. Les transitions sont les pĂ©riodes les plus pĂ©rilleuses de nos existences. Elles sont effrayantes mĂȘme lorsqu’on les choisit, alors quand elles nous sont imposĂ©es, elles sont particuliĂšrement Ă©prouvantes. Le terme psychologique pour traiter de transition est «liminalité». La dĂ©finition officielle? Se trouver entre deux rĂŽles sociaux ou deux identitĂ©s. En fait, la liminalitĂ© exprime le fait de ne plus ĂȘtre dans l’état de dĂ©part et de ne pas encore avoir atteint l’état d’arrivĂ©e, du moins mentalement et Ă©motivement. Modifier son concept de soi peut dĂ©sorienter. Cela peut donc provoquer une sorte de crise d’identitĂ©, un Qui suis-je? retentissant qui a la possibilitĂ© d’ĂȘtre dĂ©stabilisant. Mais pour GeneviĂšve, la transition s’est faite au moment oĂč elle s’est rĂ©veillĂ©e, Ă  la suite de son opĂ©ration. À la question «suis-je une diffĂ©rente personne?», elle a rĂ©pondu «non» sans hĂ©sitation.

«Il faut s’accrocher Ă  ce qui reste, pas Ă  ce qui est parti.»

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C’était une transition qu’il Ă©tait inutile de combattre, donc. Et si on cesse de rĂ©sister — combat futile puisque le changement est inĂ©vitable —, il est possible de s’adapter. Pour GeneviĂšve, il a toujours Ă©tĂ© nĂ©cessaire d’aller de l’avant. «Je ne cherchais pas Ă  fuir, je ne vivais pas de dĂ©ni. J’ai pleurĂ©, j’ai vĂ©cu un certain deuil, oui, mais dans tout ce que je vivais, je cherchais Ă  connaitre le next step pour aller de l’avant.» Son copain est retournĂ© Ă  Whistler pour trouver un nouvel appartement adaptĂ© aux besoins de GeneviĂšve pendant qu’elle se lançait dans la rĂ©adaptation avec la volontĂ© de terminer en trois mois ce que les mĂ©decins estimaient devoir en prendre sept. Elle est repartie Ă  Whistler, oĂč elle a vĂ©cu pendant trois ans avant de revenir au QuĂ©bec.

«Tout le monde me parlait des Jeux paralympiques comme une Ă©vidence, aprĂšs mon accident», se rappelle GeneviĂšve. Mais ça aurait Ă©tĂ© un trajet typique d’athlĂšte de compĂ©tition. Et GeneviĂšve HallĂ© est tout sauf quelqu’un qu’on peut dĂ©finir par un seul terme.

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Rien Ă  prouver (ou rendue ailleurs), elle savait que l’attrait du sport en gĂ©nĂ©ral pour elle Ă©tait de le pratiquer avec des ĂȘtres chers. C’est l’aspect de communautĂ© dans la planche Ă  neige qui l’avait attirĂ©e, d’ailleurs. «Pour moi, le sport, c’est un moment, pas une mission. C’est une nuance importante», dit-elle.

Elle a essayĂ© le ski adaptĂ©, mais ne retrouvait pas le sentiment de flow comme avec la planche Ă  neige. «L’expĂ©rience n’était pas la mĂȘme. J’arrivais au bas des pentes et j’étais juste soulagĂ©e de ne pas ĂȘtre tombĂ©e. Je ne profitais pas de la descente comme je le faisais en snow.»

Revenons au terme de liminalitĂ©. Il s’agit de la deuxiĂšme Ă©tape d’un ensemble de trois, qui forment, selon la thĂ©orie de l’ethnologue Arnold van Gennep, le rituel de changement. La sĂ©paration de l’individu par rapport Ă  son groupe prĂ©cĂšde la liminalitĂ©, avant qu’il n’atteigne la rĂ©incorporation, ou, autrement dit, qu’il retourne parmi les siens avec un nouveau statut. Pour GeneviĂšve, ces trois Ă©tapes ont eu lieu simultanĂ©ment. Elle n’est pas devenue GeneviĂšve HallĂ©, paraplĂ©gique. Elle est demeurĂ©e GeneviĂšve HallĂ©, graphiste, amatrice d’art, de peinture et de plein air, l’amoureuse de son conjoint et la fille de ses parents.

La notion mĂȘme de handicap dĂ©signe inconsciemment un rapport social qui se base sur une diffĂ©rence mentale ou physique pour justifier une mise Ă  l’écart. La raison d’ĂȘtre de ce rapport rĂ©side dans l’absence d’attribution d’une nouvelle place sociale. Un limbo oĂč, GeneviĂšve le souligne, les personnes Ă  mobilitĂ© rĂ©duite sont oubliĂ©es. Vous voulez faire du sport? Aller en vacances? Manger au restaurant? Nous n’avons pas pensĂ© Ă  vous. Oups.

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«C’est plutĂŽt rĂ©cent pour moi, de m’impliquer dans la communautĂ© de gens Ă  mobilitĂ© rĂ©duite et d’aborder la question d’accessibilité», rĂ©sume GeneviĂšve. Elle pratique le vĂ©lo rĂ©guliĂšrement, a essayĂ© le ski de fond, le ski alpin, le bungee et le surf. Mais se procurer le matĂ©riel n’est pas aisĂ©. Le cout d’une planche Ă  neige adaptĂ©e est d’environ 7 000$. GeneviĂšve a attendu deux ans avant de recevoir du matĂ©riel adaptĂ© de wakeboard. Deux ans. Pensez-y un instant. Elle se dit chanceuse d’avoir accĂšs Ă  du matĂ©riel couteux, mais elle met en lumiĂšre la difficultĂ© d’accĂ©der Ă  l’exercice physique et au plein air pour les personnes Ă  mobilitĂ© rĂ©duite qui n’ont pas ce budget. Elle souhaite partager cette expĂ©rience avec le plus de gens possible.

Il y a quelques annĂ©es, pour l’anniversaire de son copain, elle lui a offert une planche Ă  pagaie et c’est en le regardant pagayer qu’elle s’est dit qu’il serait possible pour elle d’adapter aisĂ©ment une planche.

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Elle s’est munie d’un genre de petite chaise de camping pliante et de courroies, a Ă©changĂ© la pagaie du paddleboard pour une pagaie de kayak et hop, le SUP adaptĂ© devenait pratique courante pour GeneviĂšve. Lorsqu’elle a rencontrĂ© Pascale Martineau, kinĂ©siologue de mĂ©tier, qui Ă©tait aussi dĂ©terminĂ©e qu’elle Ă  rendre le SUP accessible, elles ont eu envie de partager cette innovation avec le plus de gens possible. Est ainsi nĂ©e l’idĂ©e d’un club de SUP adaptĂ© dans la rĂ©gion de QuĂ©bec. AprĂšs des essais en piscine, une association fructueuse avec Adaptavie et des planches offertes par TaĂŻga Board, les deux femmes ont Ă©tĂ© rejointes par une ergothĂ©rapeute et une kinĂ©sithĂ©rapeute afin de mener Ă  terme le projet. Depuis 2018, des sorties rĂ©guliĂšres sont organisĂ©es en Ă©tĂ©.

Portrait de GeneviÚve Hallé

En parallĂšle, GeneviĂšve nourrit Be Wheeling, des capsules vidĂ©os d’entrainement pour les personnes Ă  mobilitĂ© rĂ©duite. Jugeant que l’offre en ligne ne convenait pas Ă  tous et Ă  toutes (et manquait franchement de flair visuel), elle a produit ce qu’elle cherchait elle-mĂȘme.

La lĂ©sion Ă  sa moelle Ă©piniĂšre a comme consĂ©quence de compliquer les mĂ©canismes de rĂ©gulation thermique (production et perte de chaleur). Pour rĂ©sumer simplement, GeneviĂšve est extra frileuse (il faisait 25 degrĂ©s dans son atelier lors de notre rencontre). Pour planifier des vacances dans un pays chaud oĂč elle pourra essayer son Ă©quipement de surf adaptĂ©, elle a dĂ» passer des heures Ă  Ă©changer des courriels et des appels afin de connaitre la taille des cadres de portes, l’espace disponible dans les salles de bain et le nombre de marches de tout le complexe hĂŽtelier. «Je suis mĂȘme allĂ©e sur Google Maps, en mode satellite, pour tenter de voir Ă  quoi ressemblait l’accĂšs Ă  la plage.» Elle estime que l’accĂšs Ă  l’information est trĂšs difficile et les «complications» pour les personnes avec un handicap, multiples.

Un obstacle pour l’un ne l’est pas nĂ©cessairement pour un autre, d’oĂč l’importance d’avoir accĂšs Ă  toutes les informations

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GeneviĂšve caresse le rĂȘve de s’impliquer directement avec les promoteur.trice.s lors de la conception de certains espaces afin de s’assurer que la communautĂ© de voyageur.euse.s Ă  mobilitĂ© rĂ©duite n’est pas relĂ©guĂ©e au second plan et puisse profiter de ses sĂ©jours Ă  l’étranger.

Les projets de GeneviĂšve HallĂ© sont multiples, et l’adage «rien n’est impossible» est bien faible pour dĂ©crire l’énergie transcendante de cette femme. Les obstacles et les transitions qui jalonnent son parcours semblent avoir stimulĂ© son ingĂ©niositĂ©, son audace et son furieux dĂ©sir de vivre pleinement en tentant de rendre le sport accessible pour tous et toutes. Elle nous offre une leçon d’humilitĂ© et de rĂ©silience, et nous rappelle que tout bouleversement est une occasion de changement et de dĂ©passement.

GeneviÚve Hallé, souriante, qui range son paddleboard.

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