Dans la lentille
Comment Edward Burtynsky nous montre qui nous sommes
Les photographies à grande échelle — et maintes fois primées — d’Edward Burtynsky mettent en lumière l’impact environnemental de l’activité humaine sur les paysages naturels. Nous avons parlé avec lui de ses influences artistiques, de notre responsabilité à l’égard de la planète, et de la tristesse qui se cache derrière tout ça.
Entrevue—Casey Beal
Photos—Edward Burtynsky
Dans l’une des séries du peintre romantique J. M. William Turner, un grand navire, au loin, peine à se redresser dans un tourbillon de coups de pinceau. Nous reconnaissons ce qui se présente comme une incroyable tempête. La beauté et la terreur s’emmêlent devant une telle force naturelle: c’est l’expérience du «sublime».
Les célèbres photographies d’Edward Burtynsky nous offrent une version actualisée de cette idée. Ses images présentent un monde où la nature et les êtres humains sont diminués par l’ampleur de l’activité industrielle. Depuis une large perspective, elles dépeignent des paysages radicalement modifiés par divers types d’intervention humaine.

Ce sont des scènes auxquelles la plupart d’entre nous n’avons habituellement pas accès, et qui montrent les conséquences de nos actions banales et laides sur le monde qui nous entoure.
Bien que son œuvre soit clairement empreinte d’une conscience environnementale, Edward Burtynsky s’abstient d’imposer une vision. Il laisse plutôt ses images parler d’elles-mêmes, confiant leur interprétation à la personne qui les regarde. Ses photographies fonctionnent comme un test de Rorschach. Quelle histoire humaine se cache derrière cette belle destruction? Et que devrions-nous faire à ce sujet?
En cette période de feux de forêt et d’écoanxiété, ma conversation avec le photographe a commencé, comme plusieurs autres, par un échange de questions sur la qualité de l’air du lieu où nous vivons. J’habite sur l’ile de Vancouver, près d’une forêt ancienne protégée du nom de Cathedral Grove. Celle-ci fait justement l’objet de l’une des plus récentes séries d’Edward — et s’avère d’ailleurs inaccessible, au moment où j’écris, en raison des dégâts routiers causés par un incendie. Lors de notre discussion, il luttait contre le cynisme, ayant tout juste vu des candidat·e·s républicain·e·s à la présidentielle nier en bloc les changements climatiques (et leur origine humaine).
«C’est qui nous sommes et ce que nous sommes», m’a-t-il dit. La perspective que nous donne à voir Edward ne nous force pas la main, mais elle peut en dire long sur notre volonté et notre capacité à changer. Sa plus récente exposition, Le paysage abstrait, est présentée à Montréal, à la galerie Arsenal art contemporain, du 7 septembre au 15 octobre. Elle retrace le fil conducteur distinctif de sa carrière et offre une présentation spéciale de son projet multimédia immersif In The Wake of Progress, dont la première a eu lieu au Yonge-Dundas Square de Toronto en 2022.

Vous composez des images magnifiques à partir d’éléments qui ne le sont pas du tout. Cette esthétique vous semble-t-elle parfois créer une contradiction? Et quel rôle joue la beauté dans votre travail?
C’est l’une des choses essentielles, à mon avis, dans ce que je fais: aller à des endroits qui ne sont pas considérés comme esthétiques ou susceptibles de nous émerveiller, et où nous pourrions avoir une expérience du sublime en nature.
Depuis le début, j’essaie d’inverser la notion de «sublime» par rapport à ce qu’elle était à l’époque romantique. Ce n’est pas nous qui sommes à la merci de la nature, mais la nature qui se retrouve à notre merci.
C’est une façon de réactualiser le sublime, en montrant que nous sommes maintenant les architectes de notre propre menace existentielle.
Bien sûr, ç’a toujours existé. Avec la Deuxième Guerre mondiale et la bombe nucléaire, nous avons eu accès à la possibilité d’anéantir la planète en un seul jour. Nous avons évité la folie et la destruction immédiate, mais nous agissons maintenant comme une grenouille dans une casserole. La température monte tandis que plusieurs d’entre nous nagent en rond, en nous répétant que tout va bien. Mais ça ne va pas, n’est-ce pas?
Mes influences sont très larges, allant de l’expressionnisme abstrait et du color-field painting jusqu’à la photographie moderne, avec Edward Weston et Paul Caponigro. Ils pouvaient prendre un sujet du quotidien, aussi banal qu’une laitue, et le transformer en quelque chose de fabuleux à travers leur lentille.
Alors je me suis mis à penser: est-ce que je peux dépouiller une mine de sa laideur et de sa banalité — creuser des roches — et en faire quelque chose d’extraordinaire? Ensuite, quand vous regardez, vous vous demandez ce que c’est, et pourquoi vous vous arrêtez à l’observer. Pour moi, c’est une façon subversive d’attirer les gens vers la conscience environnementale et le débat de notre époque.

Et si nous parlons de films, pensons à Apocalypse Now. Chaque plan dégouline de beauté, de lumière riche et de couleurs, tout en racontant l’histoire insensée d’un homme devenu fou dans la jungle, au point de créer son propre ordre mondial. C’est une technique utilisée partout en art — mais l’image fixe, dans le contexte du reportage, possède cette posture particulière de vérité et d’éthique.
Je prends ce qui est censé être un désastre, et je dis: «Excusez-moi, ces choses que je photographie ne sont pas des désastres; c’est de la business, tout simplement». Ces choses, précisément, ont obtenu leurs permis et les autorisations gouvernementales nécessaires. Ce sont des entreprises qui paient des taxes et qui embauchent des gens qui bâtissent leur foyer, ont des familles et envoient leurs enfants à l’école. C’est de ça qu’il est question, et non de désastres. Un désastre, c’est ce qui est arrivé à Maui, ce qui passe avec les forêts. Ce que je photographie, c’est de la «business as usual». Je ne dis pas que c’est bien ou mal. C’est qui nous sommes et ce que nous sommes.

Dans certaines de vos photos, on sent une volonté de s’en tenir aux faits — une sorte de neutralité. Ça me semble presque anxiogène, comme le serait un film d’horreur. On peut y entrer par n’importe quelle porte; pourquoi cette position de quasi-objectivité vous semble-t-elle si importante à cultiver?
Je pense au spectre de ce qui guide les gens dans leurs opinions et leurs choix de vie. Ça englobe, disons, six polarités: être politiquement à gauche ou à droite, croyant·e ou non, riche ou pauvre.
J’ai toujours essayé de placer mon travail au centre de tout cela, pour que quiconque puisse y accéder. Les gens peuvent tirer leurs propres conclusions sur ce qu’ils voient. Leur interprétation devient surtout une posture philosophique.
J’en apprends plus sur un individu s’il me confie ce qu’il voit dans mon travail. Je peux dire: «Oh, vous ĂŞtes un·e environnementaliste.» Ou: «Oh, vous venez de l’industrie.» Ou: «Vous ĂŞtes un ouvrier ou une ouvrière qui a quittĂ© ce monde-lĂ et qui en a connu la souffrance.» Chacune de ces histoires m’indique quelque chose sur la façon dont la personne entre dans l’Ĺ“uvre et la reçoit. L’interprĂ©tation lui appartient. Pour moi, ce sont des points en suspens. Je n’ai jamais voulu figer le sens de mon travail.
Vous le constaterez, le titre de mes Ĺ“uvres rĂ©fère toujours Ă un lieu. Ça dit: «Ceci est un vĂ©ritable endroit dans le monde, Ă ce moment-ci. Ceci est le nom de la mine, et ceci est le nom de la ville la plus proche.» Le sujet est localisĂ© et datĂ©. Mes titres ont toujours Ă©tĂ© formulĂ©s ainsi, jamais orientĂ©s vers une accusation comme: «Ceci est un exemple de ravage du paysage pour l’extraction du cuivre.» D’une certaine façon, ça figerait l’Ĺ“uvre dans l’illustration d’un jugement, plutĂ´t que dans la prĂ©sentation du sujet lui-mĂŞme.
Je ne pense pas que ce soit une conversation utile. Si nous voulons électrifier le monde, nous avons besoin du cuivre, et donc d’une mine. Nous avons besoin d’aluminium si nous voulons voler dans des avions, de fer pour conduire des voitures. C’est naïf de croire qu’on peut tout arrêter. Je ne l’ai jamais cru. Pour moi, la seule réponse a toujours été: nous devons prendre les choses sans les détruire.

Nous devons donc agir avec plus de prudence, en pensant aux générations futures, et renoncer à nos pires pratiques. C’est le seul choix que nous avons en tant qu’êtres humains.
Quand les gens me posent plus de questions, je réponds que ça dépend de nous. Nous sommes les gardiens et les gardiennes de cette planète. Nous le sommes depuis que nous avons la possibilité de la faire exploser. Nous sommes capables de la couper, de la bruler, de la diviser et de la transformer en logements, en fermes et tout. La véritable question est: que faire de cette posture de pouvoir?

Y a-t-il certaines de vos images qui vous hantent encore? Ou dont le sens a changé au fil des années?
Ce qui reste pour moi une sĂ©ance inconfortable, c’est quand j’ai fait les chantiers de dĂ©molition navale au Bangladesh. Voir les plus gros bateaux jamais bâtis par l’être humain — les pĂ©troliers — et l’endroit oĂą ils meurent. Ils sont dĂ©mantelĂ©s par la force du travail manuel, le chalumeau coupant Ă©tant l’outil le plus sophistiquĂ© pour le faire.
Il y a une photo où l’on voit un travailleur, pieds nus, se tenant près d’un pétrolier tiré sur la rive. Les gens qui l’ont vue ont surnommé l’homme «le petit prince», parce qu’il dégage une grande dignité, même s’il est payé 0,10 $ de l’heure, 10 heures par jour. Il gagne un dollar par jour, il se tue à extraire à la pelle la boue entre les ailerons pendant que le pétrolier est trainé jusqu’au rivage pour être nettoyé, puis découpé.
Il y a quelque chose de très poignant là -dedans. C’était comme un voyage dans le temps, comme si je voyais le monde à travers les yeux de Dickens ou de Blake au début de la révolution industrielle. Je retournais à une époque où les salaires étaient maigres et les enjeux environnementaux, inexistants, tandis que le patron dictait la loi sans égard pour la dignité humaine. C’était seulement de l’exploitation et du travail brutal. Je ne croyais pas que ça pouvait exister encore aujourd’hui, mais c’est bien ce que j’avais sous les yeux.
Peu de temps après, je suis allé en Chine [ndlr: où il a réalisé une autre de ses célèbres séries de photos de paysages industriels]. C’est de là que vient une grande partie de ma tristesse. J’ai vécu un moment d’anxiété existentielle profond et douloureux. Je pense que je m’en suis sorti comme on se sort d’un deuil: en tentant d’en tirer du sens. On essaie ensuite d’avancer en ayant une meilleure connaissance du monde, et on travaille à partager ce sens, à le comprendre.
Casey Beal est journaliste indĂ©pendant et Ă©diteur senior pour BESIDE MĂ©dia. Il a prĂ©cĂ©demment travaillĂ© Ă titre d’éditeur de la revue de critique d’art Momus. Il habite l’ile de Vancouver, en Colombie-Britannique.
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