Dossier
L’oreille du fleuve Saint-Laurent
La pollution sonore des activités maritimes a un impact majeur sur les espèces qui habitent le Saint-Laurent. Les équipes scientifiques du projet MARS sont à l’écoute pour aider à trouver des solutions.
Texte—Pascaline David
Photos—Benjamin Rochette
En partenariat avec

Yves Marchand est un navigateur né. À peine âgé de six ans, il pilotait déjà seul une petite chaloupe motorisée que lui prêtait son grand-père. Depuis, la navigation de plaisance a toujours guidé cet amoureux du fleuve, jusqu’à sa retraite en 2009.
Après une trentaine d’années à travailler dans une usine sur la rive nord du Saint-Laurent, il a obtenu son brevet de capitaine et guide désormais quotidiennement une excursion touristique à travers l’archipel du lac Saint-Pierre pour le Biophare de Sorel-Tracy. Un mandat qui nécessite une connaissance rigoureuse de l’histoire du fleuve, des peuples colonisateurs et autochtones, mais aussi de la faune et de la flore. Jamais à court d’anecdotes, le capitaine de 67 ans a ainsi été le témoin privilégié de changements importants.
Yves Marchand guide une excursion à bord de son zodiac, l’une des embarcations à sillonner les eaux de l’archipel du lac Saint-Pierre, où la problématique de la pollution acoustique s’accroit:
Le nombre d’embarcations a notamment augmenté considérablement, alors que les permis de plaisance sont très faciles à obtenir. «Aujourd’hui, on n’est plus capables de rentrer dans le chenal du Moine avec des passagers à bord, lors des fins de semaine d’été les plus achalandées. Il y a trop d’embarcations, ça devient dangereux», souligne-t-il, à la barre de son zodiac gris.
Et plus il y a de bateaux, plus la pollution sonore est importante. «Imagine, mille autos qui passent devant chez toi chaque jour», illustre-t-il, mentionnant au passage l’augmentation du nombre de motos marines, qui peuvent se faufiler dans les marécages et les marais reculés des iles de Sorel.


«Quand elles passent à haute vitesse, elles dérangent les oiseaux, les nids sont remplis d’eau», se désole-t-il, conscient qu’il ne s’agit pas là d’une manifestation de méchanceté, mais plutôt d’ignorance.

Pollution acoustique: un impact méconnu sur le fleuve
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Ce qu’a observé Yves Marchand au cours de sa vie se vérifie à très grande échelle. La flotte commerciale mondiale est passée d’environ 30 000 navires dans les années 1950 à près de 95 000 aujourd’hui. Le son ambiant produit par tous ces bateaux a donc lui aussi augmenté, à raison de trois décibels par décennie.
La biologiste, spécialiste des mammifères marins et professeure associée à l’Institut des sciences de la mer de Rimouski (ISMER), Lyne Morissette, en connait un rayon sur le sujet.
«Dépendant de la nature et de la puissance du bruit, il peut y avoir des dommages physiques qui peuvent aller jusqu’à des lésions internes chez les animaux marins», explique la chercheuse.
Si l’animal se trouve à quelques mètres d’un émetteur sismique ou d’une explosion causée par des travaux, par exemple, l’onde sonore est tellement puissante qu’elle peut causer la dégradation de l’ouïe, la destruction des tissus, voire la mort. Par ailleurs, les basses fréquences peuvent aller jusqu’à nuire au développement des pétoncles, des moules et des huitres.
Dans le cas du trafic maritime, l’hypothèse scientifique privilégiée avance qu’il est surtout la cause de dérangement comportemental et de masquage des communications acoustiques. «C’est comme si vous perdiez votre enfant dans un show rock et que vous tentiez de l’entendre vous appeler dans la foule», illustre Lyne Morissette.

Comprendre la façon dont les baleines interagissent entre elles est un défi de taille qui nécessite de les entendre avec précision:
Cela est encore plus vrai chez les cétacés, qui utilisent quotidiennement le son pour communiquer, chasser ou se donner rendez-vous. Une étude réalisée à Vancouver cherche à démontrer que l’absence de trafic maritime durant la pandémie aurait entrainé une baisse du stress physiologique chez les épaulards.
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Dans le 13e numéro du magazine BESIDE, nous explorons la maison sous toutes ses formes dans ce qu’elle a de plus beau à offrir.
COMMANDERProjet MARS: combler un manque de données
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«On sait depuis peu que le comportement d’un mammifère marin se trouve altéré par le son; il réagit comme lorsqu’un prédateur s’approche», explique Cédric Gervaise, directeur de l’Institut de recherche Chorus et professeur associé à l’ISMER. «Mais on a besoin de données plus précises et de rigueur scientifique pour mieux quantifier tout cela.»
Si certains effets commencent à être répertoriés et que des précautions sont prises pour limiter le bruit, les impacts précis sur le cycle de vie des individus et des populations ne sont pas encore démontrés.
Quelle durée d’exposition au bruit est problématique? Dans quelles zones le son devient-il plus dérangeant? À quelle fréquence peut-on associer un impact particulier? Dans quel domaine faut-il agir en priorité? Transport de marchandises, tourisme, pêche, baignade, navigation de plaisance? Quelles sont les mesures les plus efficaces à mettre en place?
Beaucoup de questions, donc, et peu de certitudes. Y répondre s’avère la raison d’être du projet MARS, dont Cédric Gervaise est le directeur scientifique. Une initiative de recherche appliquée unique au monde, codirigée par l’ISMER de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) et le centre collégial de transfert de technologie Innovation maritime (IMAR).

Un dispositif complexe
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Le projet repose sur le déploiement d’une station acoustique dans l’estuaire du Saint-Laurent, au large de Rimouski. «MARS se focalise sur le bruit produit par les navires pour en trouver les origines précises, les comprendre, puis proposer des solutions de mitigation avec les armateurs partenaires», indique Cédric Gervaise.
Il s’agit d’un système composé de quatre lignes verticales équipées d’enregistreurs acoustiques, installés jusqu’à 300 mètres de profondeur. Ces lignes sont connectées à des bouées, qui retransmettent les sons captés au centre de traitement à Rimouski.
Le dispositif, alimenté par des panneaux solaires, permet de mesurer le bruit ambiant créé par l’ensemble du trafic et les émissions des cétacés, de même que la signature acoustique individuelle des navires qui passent à proximité.
Pour bien comprendre l’impact sonore du passage d’un navire sur l’écosystème, il importe d’enregistrer son empreinte acoustique sous l’eau:
En parallèle, des capteurs de vibration doivent également être installés sur les bateaux de quatre armateurs du Saint-Laurent: Algoma, Canada Steamship Lines (CSL), Desgagnés et Fednav. C’est le travail de Jean-Christophe Gauthier-Marquis, responsable du projet à IMAR, et de son équipe, qui sont notamment montés à bord du Bella Desgagnés, un navire-cargo de 6 655 tonnes qui ravitaille la population isolée de la Basse-Côte-Nord.
«Quiconque a mis les pieds dans une salle des machines de bateau pourra vous dire que c’est très bruyant, témoigne-t-il. On sait que les sources principales de bruit sont les machineries et la cavitation de l’hélice des navires.»
Les salles de machines des bateaux sont réputées pour être bruyantes, comme le souligne Jean-Christophe Gauthier-Marquis, et nécessitent le port de coquilles de protection auditives:
Prises de données et rencontres
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Après une formation de sécurité, l’équipe scientifique rencontre le capitaine et l’équipage, puis vient le moment de placer les capteurs sur les sources de bruit. «Quand on arrive, la réalité est toujours différente de ce qu’on a prévu. Les espaces sont restreints, la coque n’est pas toujours accessible ou bien on manque de temps, raconte Jean-Christophe Gauthier-Marquis. On fait alors confiance aux personnes à bord qui connaissent l’environnement, les raccourcis. Temporairement, on devient des membres de l’équipage.»
Le chercheur apprécie particulièrement la dimension humaine de cette collaboration.
Ces missions, qui durent de quelques heures à quelques jours, sont moteurs d’échanges et de discussions avec les membres de l’équipage.
«Ils et elles sont très accueillant·e·s, souvent intrigué·e·s et intéressé·e·s, ajoute-t-il. En fait, sans ces gens, MARS n’existe tout simplement pas.»
IMAR travaille présentement au développement de ses propres systèmes d’acquisition de données, avec l’objectif d’installer les capteurs sur les bateaux lorsque ceux-ci sont à quai. L’équipage actionnera lui-même les capteurs afin de gagner du temps et d’étendre la collecte de données à de plus nombreux trajets.
Les premiers tests de ce système semiautonome seront réalisés cet automne et utilisés de façon régulière l’année prochaine.
Expérimenter… et s’adapter
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Jean-Christophe Gauthier-Marquis est fasciné par la diversité des tâches et des connaissances qui émergent de cette initiative de recherche. «On apprend sur un paquet de domaines avec un objectif écologique pour faire une vraie différence à long terme, cela rejoint beaucoup mes valeurs.»
Le caractère unique de MARS implique de nombreuses expérimentations et de l’adaptation, depuis son lancement en 2020. «On se rend compte que c’est un véritable défi de maintenir la station en service pendant six mois, à cause du courant notamment, souligne Cédric Gervaise. On essaie d’améliorer continuellement le système.» Les mesures doivent également être réalisées dans des zones de très grandes profondeurs, afin d’éviter les échos avec le fond et d’ainsi favoriser la qualité des enregistrements.
«C’est l’un des projets les plus complexes sur lesquels j’ai travaillé», révèle le directeur de l’ISMER, Guillaume St-Onge, qui chapeaute MARS avec son collègue Sylvain Lafrance, directeur d’IMAR. «Il a fallu le déployer en peu de temps, développer de nouvelles technologies, obtenir tous les permis nécessaires et s’ajuster au fur et à mesure.»
Ce sont deux entreprises locales, OpDAQ et Multi-électronique, qui développent l’instrumentation technologique de la plateforme.

Un niveau de collaboration élevé
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Les équipes scientifiques insistent sur un point: le projet vit grâce au niveau de collaboration extraordinaire entre toutes les parties impliquées, dont les armateurs.
«Il faut coordonner le passage des navires dans la station avec des protocoles précis, de même que la venue des chercheurs dans les bateaux, détaille Caroline Denis, gestionnaire principale de projet à CSL. Il s’agit d’une petite déviation pour les navires qui passent dans la station, ça ne change pas beaucoup nos opérations. L’installation des appareils de mesure prend toutefois plus de temps.»
Caroline Denis souligne que l’industrie ne peut pas continuer ses activités sans chercher à mieux cohabiter avec les mammifères marins. «Nous souhaitons savoir comment réduire directement le bruit à la source pour mieux protéger les animaux marins, auxquels nos équipages sont vivement attachés puisqu’ils les côtoient quotidiennement.»
Les données collectées par le projet MARS pourront ainsi être utilisées pour mettre au point des solutions innovantes, durables et compatibles avec les opérations des navires, comme la réduction des vibrations ou la consommation de carburant. «Idéalement, on veut trouver des solutions qui permettront de réduire le bruit et les émissions de gaz à effet de serre.»

Quand écologie rime avec économie
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«Aujourd’hui, les questions de développement durable sont intrinsèquement liées à l’économie, et le secteur du transport maritime est très proactif en la matière», soutient Marina Soubirou, directrice de Technopole maritime du Québec et de MeRLIN, et autrefois chercheuse spécialisée en innovation durable dans les entreprises.
«L’implication des entreprises dans la production de nouvelles connaissances scientifiques permet une meilleure compréhension des enjeux et donc une meilleure efficacité d’action.»
Pour Mathieu St-Pierre, président-directeur général de la Société de développement économique du Saint-Laurent (SODES), ce projet est d’une importance capitale. «Le Saint-Laurent est une ressource renouvelable qu’il faut mieux connaitre pour en prendre soin. On veut également éviter la prise de décisions sur la base de perceptions, car il y a des impacts sur toute la chaine industrielle.»
Cette rencontre entre la communauté scientifique et les entreprises favorise le partage du savoir et le développement de technologies de pointe, une coopération qui s’avère capitale dans le développement d’une économie bleue. C’est ce que promeut l’organisme local Novarium, en soutenant la réflexion et la création de ponts entre les intervenant·e·s pour donner vie aux innovations qui permettront une gestion durable des ressources océaniques.

Photo: Jon Eckert
L’approche Cousteau
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Celles et ceux qui connaissent et côtoient le fleuve au plus près ont ainsi bien conscience de la fragilité et de la beauté de ses écosystèmes. C’est d’ailleurs la principale motivation d’Yves Marchand, lors des promenades qu’il guide dans l’archipel du lac Saint-Pierre. «Je veux montrer aux gens qu’il faut protéger notre environnement et les ressources extraordinaires que l’on a, telles que le Saint-Laurent», s’exclame le capitaine à la barre de son navire. Derrière lui, les sublimes couleurs du soleil se couchant sur le fleuve offrent un émouvant spectacle.
Fascinée par le vivant depuis toujours et inspirée par un oncle géomorphologue avec qui elle passait ses étés aux abords du parc national du Bic, Lyne Morissette estime qu’il est primordial de se reconnecter à son environnement. «Quand la nature nous revient en plein visage avec un béluga dans la Seine ou une baleine à Montréal, on réalise la connexion entre toutes choses, dit-elle.»
«Tout ce qui se passe dans notre vie est lié à l’eau et à la mer.»
Face à l’écoanxiété paralysante et à la culpabilité, elle croit en l’optimisme comme moyen d’action. «Très jeune, j’ai été si émerveillée par la beauté de la nature que j’ai voulu la protéger», raconte la biologiste. Elle valorise ainsi ce qu’elle appelle l’approche Cousteau, en citant le célèbre commandant: «On protège ce que l’on aime, et on aime ce que l’on connait.»
Novarium est un campus d’innovation qui se consacre à l’accélération de l’économie bleue et à la démocratisation du savoir. Situé en plein coeur de Rimouski, à deux pas des centres de recherches affiliés, l’organisation rassemble plus de 600 chercheur·euse·s. De l’intelligence artificielle à la bioalimentation en passant par la navigation intelligente, les projets développés contribueront grandement à bâtir une économie durable où la préservation des écosystèmes marins est centrale.
Pascaline David est une journaliste indépendante dont le travail a notamment été publié dans La Presse, Le Devoir et Le Monde. Elle s’intéresse particulièrement aux enjeux climatiques, à la sauvegarde des espèces et des cultures. Il n’est pas rare de la croiser à 20 mètres de profondeur sous la surface de l’océan, une bouteille d’azote sur le dos.
Benjamin Rochette est un cameraman autodidacte qui a fondé en 2010 l’entreprise de surf et de voyage OuiSurf. Copropriétaire d’un hôtel situé au El Salvador, il a découvert là-bas sa passion pour ce sport. Voyageur dédié, il nourrit une grande ouverture d’esprit et une curiosité envers les cultures et les gens qu’il rencontre.
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