Revendiquer les rails

Un chemin de fer qui servait autrefois à l’industrie minière profite aujourd’hui à des communautés autochtones isolées.

Texte et Photos — Chloë Ellingson

Deux fois par semaine, les passagers du Tshiuetin arrivent avant le lever du soleil à la gare de Sept-Îles, sur la Côte-Nord. Parmi eux, des familles qui retournent chez elles, à Schefferville ou à Kawawachikamach; des Innus des réserves voisines de Maliotenam ou d’Uashat qui se rendent sur leurs territoires de chasse; des étudiants qui entreprennent des excursions éducatives dans des contrées sauvages; et quelques aventuriers qui projettent d’aller faire du canot ou de l’escalade de glace. Vers 7h30, les détenteurs de billets commencent à s’installer. Nombre d’entre eux ont un café et des beignes Tim Hortons en main. Pour visiter de nouveau une succursale de la populaire enseigne, ils devront attendre leur prochaine escapade au sud.

Puisque ce train est le seul moyen de transport abordable dans la région, la plupart des passagers ont déjà fait le voyage à plusieurs reprises, et ils arrivent bien préparés. Ils ont prévu des couvertures et des draps qui serviront de cloisons entre les salons de fortune aménagés pour la durée du trajet, qui est de 12 à 15 heures. Ils ont avec eux des tablettes électroniques pour regarder des émissions et jouer à des jeux. Avant même d’avoir quitté la gare, les passagers — formant une sorte de microcommunauté éphémère — se sont façonné un second chez-soi. C’est qu’ils savent ce qui les attend: 564 km de forêt boréale et de toundra.

Au début des années 80, la fermeture des mines de fer de la région a mis en péril l’avenir de la ligne ferroviaire reliant Sept-Îles et Schefferville, justement construite pour faciliter l’exploitation de ce minerai. À son départ de Schefferville, la compagnie Iron Ore du Canada (IOC) a ainsi démantelé la majeure partie des infrastructures qu’elle y avait installées. La portion nord du chemin de fer, abandonnée aussi par l’entreprise, représentait cependant un lien vital avec le reste du monde pour les habitants d’une communauté qui, autrement, n’est accessible qu’en avion — et à fort prix. En 2005, les nations innue et naskapie ont pris en charge la gestion du tronçon de 217 km qui relie la jonction Emeril, au Labrador, et Schefferville. La compagnie ferroviaire autrefois contrôlée par l’IOC porte aujourd’hui le nom de Tshiuetin («vent du nord» en langue innue), et son personnel est composé à 85% d’Autochtones.

Le train a été créé par l’industrie minière, mais il sert aujourd’hui le peuple qu’il exploitait autrefois. C’est un symbole fort de résilience et d’autodétermination.

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Shane Vollant-Einish habite le village de Kawawachikamach. Il est incapable d’imaginer de quoi aurait l’air sa communauté sans le Tshiuetin. «Les entreprises et les membres des deux nations dépendent du train, dit-il. Sans lui, on paierait beaucoup plus cher les produits dont on a besoin et on aurait plus de difficulté à les trouver, d’autant plus que notre communauté est à l’intérieur des terres. Les villages isolés situés sur la côte, eux, sont approvisionnés par bateau.»

Le territoire nordique traversé par le Tshiuetin a une histoire tumultueuse, comme le chemin de fer lui-même. Pour Françoise Vollant, faire ce trajet est un acte politique. «D’aussi loin que je me souvienne, ma famille et moi avons toujours pris le train, raconte-t-elle. Je crois fermement qu’il nous appartient.»

Si l’histoire du Tshiuetin occupe une place de premier plan aux yeux de certains passagers, d’autres voient simplement le train comme un moyen de rentrer chez eux. «Pour moi, le train a toujours été synonyme d’aventure», dit Vollant-Einish. «Je le prenais pour me rendre à Sept-Îles et, de là, voyager dans d’autres pays ou provinces, ou alors pour aller chasser et pêcher sur mes terres ancestrales.»

«Aujourd’hui, je voyage beaucoup, et le train me rappelle mon chez-moi. C’est la dernière étape du trajet qui me ramène à ma communauté, à ma famille et à mes amis d’enfance.»

– — Shane Vollant-Einish
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Alors que le train entre en gare, on aperçoit, à l’est, les lumières de Schefferville, située sur l’autre rive du lac Knob. À l’ouest, érigée sur une colline, une croix est illuminée. Dans les wagons, les néons se rallument d’un coup. Certains réveillent leurs enfants, d’autres plient leurs couvertures et rassemblent leurs affaires. Dehors, des véhicules attendent les passagers pour les ramener à leur vie de tous les jours. Or, ce n’est qu’une question de temps avant que d’autres vacances en famille soient planifiées, ou qu’ils aient de nouveau besoin de se rendre chez Walmart pour acheter des couches ou des matériaux de construction. Ils reprendront alors le Tshiuetin vers le sud.

Chloë Ellingson est une réalisatrice et une photographe établie à Toronto. Ses projets documentaires ont été publiés dans le Walrus, le British Journal of Photography et le Toronto Star. Elle collabore aussi régulièrement avec Châtelaine et le Globe and Mail.

chloeellingson.com

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