«Mes parents avaient fui la guerre. Moi, j’étais attiré par elle.»

Jad Haddad a longtemps été interpelé par les zones de conflits, ayant lui-même grandi dans le Liban en guerre. Oeuvrant aujourd’hui en tourisme d’aventure, il étanche sa soif d’inconnu et de découvertes à même la beauté du monde.

HISTOIRE Jad Haddad
TEXTE Florence Sara G. Ferraris
ILLUSTRATION David Beauchemin

J’ai toujours eu de la difficulté à respecter les limites. Quand je faisais du vélo, enfant, ma mère me demandait constamment de ne pas dépasser les stops situés aux extrémités de notre rue. Mais je n’ai jamais vraiment été capable de l’écouter, comme si j’étais appelé par ce qui se trouvait de l’autre côté. Au fond, je carburais déjà à l’aventure, sans le savoir.

J’avais à peine cinq ans lorsqu’on a immigré au Canada, mes parents et moi. On est arrivés en 1989, en plein hiver. Je ne me rappelle pas du froid, mais je me souviens encore de la longue route bordée d’arbres qui séparait l’aéroport de Mirabel de Fabreville, le petit quartier lavallois où mes grands-parents maternels avaient acheté une maison familiale, à proximité d’un champ. C’est là qu’on a planté nos racines, même si après, on a pas mal bougé. Je sais que c’était l’hiver parce que j’ai commencé à regarder les Canadiens de Montréal à la télé. Ils ont perdu la coupe Stanley aux mains des Flames de Calgary, cette année-là, mais ils m’ont donné envie de jouer au hockey. Je n’ai jamais arrêté depuis.

Du Liban de cette époque, par contre, je ne me souviens de presque rien. J’ai grandi dans une ville qui s’appelle Zahlé, sorte d’oasis verdoyante se trouvant dans la vallée de la Bekaa, à mi-chemin entre Beyrouth et Damas, en Syrie. À cause de sa situation géographique, elle a toujours été un poste stratégique entre les deux pays, et la cible de nombreuses attaques durant la guerre civile libanaise. C’est donc de là que mes parents et moi sommes partis, en 1989, alors que le conflit tirait à sa fin, mais que les perspectives d’avenir étaient encore sombres.

Le jour de notre départ est très clair dans ma tête. La famille qui se réunit, qui se dit au revoir. L’immense tablée, les grillades au charbon, les plats colorés de taboulé et de fattouch, l’arac qui coule à flots — les Libanais ont toujours de bonnes raisons de faire de copieux soupers. Et puis la route vers Damas, à travers les montagnes, où nous devions prendre un vol vers Montréal.

On n’a jamais vraiment parlé de la guerre chez nous, ce qui ne l’empêche pas d’être omniprésente. Il faut dire que comme dans beaucoup de familles libanaises, la guerre a un nom, un visage: celui de mon oncle, le frère de ma mère, décédé dans un bombardement. Des années plus tard et des milliers de kilomètres plus loin, sa photo nous rappelle encore quotidiennement son absence — et notre histoire.

 

Sauf que ce n’est jamais tout noir ou tout blanc, la guerre. Et moi, c’est quelque chose qui m’a toujours fasciné, bien au-delà de mon bagage familial, et malgré les réticences de mes parents.

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Au cégep, je me suis inscrit en photo. C’est comme ça, pensais-je, que j’aurais des réponses à mes questions. Obsédé par le journalisme de guerre, je rêvais de travailler pour l’agence Magnum, j’enchainais les documentaires, je dévorais les livres… J’allais dans les manifestations pour m’exercer; je cherchais l’action!

C’est à la même époque que je suis retourné au Liban pour la première fois. J’avais 19 ans et l’impression de marcher dans un rêve éveillé. Tout était étrangement familier, comme si je n’étais jamais parti — ou pas tout à fait. Je me souviens d’avoir photographié un chat, devant une porte qui menait à un sous-sol, dans une des petites rues de ma ville. Plus tard, ma mère m’a confié qu’elle se réfugiait derrière cette même porte, avec d’autres femmes, lors des bombardements. Les dernières fois, elle était enceinte de moi.

 

La famille de mon père habitait — et habite toujours — là-bas. Mais, encore une fois, personne ne voulait me parler de la guerre, me montrer ce qu’il en restait. Et je comprends: ce conflit a littéralement volé la jeunesse de toute une génération. J’ai donc essayé de naviguer tout seul, de faire mon chemin. Pour moi, c’était une occasion d’effectuer des photoreportages; de repousser, une fois de plus, le stop du bout de la rue. Il faut le faire, quand même:

Mes parents avaient fui la guerre, et moi, j’étais attiré par elle.

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À mon retour, un ami et moi avons été approchés par un organisme de l’Université de Concordia qui accomplissait du travail humanitaire en Ouganda, afin de réaliser un documentaire sur les enfants soldats. Et c’est comme ça que je suis reparti: pendant près de cinq mois, on a été basés à Kampala, en plein cœur du pays, à moins de 300 km d’une autre guerre civile. Et là aussi, avec le recul, je pense que je plongeais dans l’aventure sans le savoir, à coups de prises de risques, d’essais-erreurs et de rencontres impromptues. Une fois, on est montés en taximoto jusqu’à un camp de réfugiés, dans le nord du pays. Pour y accéder, il a fallu négocier avec l’armée notre droit de passage… Ç’a été mon premier contact avec l’aide humanitaire d’urgence.

Cette expérience m’a révélé mes faiblesses; je me suis rendu compte que je n’avais pas toujours les outils pour comprendre les sujets qui m’intéressaient. Je suis donc retourné sur les bancs d’école — cette fois, en science politique et relations internationales —, tout en continuant de m’impliquer sur le terrain, ou encore en amassant des fonds pour soutenir les organisations qui travaillent en zones de conflits.

 

En moi, le désir de repartir plus longtemps, plus loin, était encore bien vivant. Il y a sept ans, j’ai donc tout mis en place pour m’envoler vers la République démocratique du Congo avec Médecins sans frontières. J’étais prêt: j’avais l’expérience et les connaissances, je comprenais les besoins. Mais je ne suis finalement jamais parti — l’amour a fait pencher la balance, j’ai choisi de rester.

Quand on m’a proposé mon premier contrat en tourisme d’aventure, j’ai dit oui sans trop me poser de questions.

Mais j’ai vite constaté que, si j’étais capable de repérer les points de conflits sur une carte, je n’avais aucune idée des endroits où l’on pouvait voyager.

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Cette année-là, l’aventure a pris un autre sens, loin de la guerre et de l’humanitaire.

Maintenant directeur de Terres d’Aventure au Canada, j’apprends au rythme des treks et des expéditions. Le monde — des sommets de l’Atlas marocain aux forêts de cèdres du Japon, en passant par les terres intérieures de l’Islande, la jungle colombienne et les rivages du fjord du Saguenay — s’est ouvert à moi d’une toute nouvelle façon: les humains et leur histoire ont toujours été mon leitmotiv, mais ils cohabitent désormais avec des paysages plus grands que nature et des expériences époustouflantes.

Je ne carbure plus aux risques; du moins, ils sont calculés. Par contre, l’inconnu demeure pour moi un puissant moteur. J’ai soif de découvertes, de sensations de vertige et, encore, de limites élastiques. Je reviens d’ailleurs d’un périple en Antarctique. C’est sans aucun doute l’endroit qui, à ce jour, est le plus éloigné des fameux stops où je suis allé.

 

 

 

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Jad Haddad est né dans la vallée de la Bekka, au Liban. Après la musique, la photographie, la science politique, l’aide humanitaire, c’est maintenant le voyage à pied qui le transporte partout sur la planète. Directeur de Terres d’Aventure Canada depuis 2013, il veut amener les gens à découvrir les plus beaux paysages du monde par la randonnée, pour faciliter le contact avec la nature.

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