Atelier
Comment poser de bonnes questions
Échanger des banalités est plutôt ennuyant. Lee Suksi, poète de Toronto, a voulu poser des questions qui suscitent plutôt des réponses intéressantes. Compte rendu de sa quête.

Texte—Lee Suksi
Illustration—Gabrielle Deronde
Cet été, alors que l’aliénation me pesait, je me suis lancé·e dans une expérience. Chaque matin, je posais trois questions à mes abonné·e·s Instagram. Des questions auxquelles j’avais moi-même de la difficulté à répondre.
«Le plus souvent, vous vous sentez: Ennuyé·e? / Dépassé·e?»
«Est-il facile de rendre les gens heureux: Oui? / Non?»
«Est-il plus facile pour vous: D’offrir vos excuses? / De pardonner?»
Je me suis prêté·e à un exercice proposé par l’autrice et enseignante Leah Sophia Dworkin, qui encourage ses étudiant·e·s à examiner attentivement les questions qu’ils·elles intègrent dans leurs textes et à se pencher notamment sur celles qu’ils·elles ne posent pas.
«Amusez-vous à poser différents types de questions, suggère-t-elle. Faites comme si une autre partie de vous-même les posait.»
Quand j’ai commencé mon test, je lisais déjà les brillants sondages que diffusait Leah Sophia dans ses stories éphémères sur Instagram plusieurs fois par jour. Son écriture m’inspire depuis longtemps, avec ses rebondissements inattendus, ses images de voyage à la nage dans les villes et ses visages blessés ruisselants de miel.
«Étangs ou rivières?», me demandaient ses questionnaires, publiés chaque heure, ou presque. «Habiter avec sa douce moitié ou ne la voir que quelques fois par année?» «Rendre quelque chose extraordinaire ou rendre quelque chose célèbre?» Chaque réponse se déployait ensuite dans une story.
Leah Sophia m’a confié qu’elle essayait, tous les matins, de deviner laquelle des réponses allait rallier la majorité: «J’étais ravie chaque fois que j’avais visé juste, mais je l’étais encore plus chaque fois que je m’étais trompée.»
D’agréables surprises
Au début de mon projet, une centaine de personnes répondait à mes sondages. Cet échantillon hétérogène de tous les gens que j’avais déjà rencontrés comptait des proches, des ex, d’ancien·ne·s collègues et des connaissances. Comme Leah Sophia, rien ne me faisait plus plaisir que les résultats souvent inattendus et contradictoires. La moitié des gens, très exactement, a cliqué sur «Oui» à l’énoncé «C’est facile de me sentir heureux·se». Et l’autre moitié a cliqué sur «Oui» à l’énoncé «J’arrive facilement à rendre les autres heureux·ses».
Après tout ce temps passé isolé·e pendant la pandémie pour éviter de contaminer mes proches, je retrouvais, dans une certaine mesure, ma capacité à m’émerveiller à mesure que les gens répondaient.
En sondant mon réseau, je me suis rendu compte du nombre de jugements que je portais sur les gens en général, sans véritablement les connaitre. J’ai aussi constaté que ces aprioris se calcifiaient parfois en rancœur.
La pandémie m’a profondément perturbé·e. Mon départ de la ville et mon retour, les petites peines et les décès, le désespoir politique, l’impression de perdre mon sentiment d’appartenance à la communauté: toutes ces expériences ont ravagé ma foi sociale. Les réponses que je recevais provenaient d’auteur·rice·s et de journalistes ébauchant leurs réflexions ou étaient, sinon, des chambres d’écho de mes proches.
Cela dit, le format ludiquement polarisant des questions était révélateur. Cette personne, par exemple, que je croyais arrogante, laissait systématiquement transparaitre dans ses réponses son manque de confiance en elle ou sa compassion. Ou cette autre personne encore qui m’avait toujours paru solitaire et friande d’aventures cliquait sur un «oui» se montrant favorable à la vie de couple et m’écrivait pour me parler de ce désir de vivre à deux.
Ce qui a commencé comme un bête rituel quotidien — explorer les angoisses communes — se transformait progressivement en source d’optimisme. Il se déployait une relation de confiance entre des gens qui, souvent, ne se connaissaient pas.
Cinq questions auxquelles répondre avec audace
1. Avez-vous surtout tendance à travailler ou à vous détendre?
2. Êtes-vous plus sensible aux actualités ou à la fiction?
3. Vivriez-vous seul·e, si vous en aviez la possibilité?
4. La danse est-elle pour vous un moyen d’entrer en relation avec les autres ou de vous exprimer?
5. Qu’est-ce qui vous vient le plus naturellement entre la gratitude et la générosité?
Le courage de ne pas savoir
La série de questions la plus optimiste que je connaisse est celle du protocole des lignes d’écoute téléphonique anonymes, ces rares ressources gratuites en santé mentale, auprès desquelles j’ai travaillé pendant de nombreuses années.
Des bénévoles, avec en poche une formation sommaire, posent une série de questions étonnamment efficaces pour enlever la pression qui pèse sur les épaules des gens désespérés. D’abord vagues et d’ordre général — «Qu’est-ce qui se passe en ce moment? Comment vous sentez-vous?» —, les questions sont par la suite orientées avec toujours plus de précision sur les causes de la douleur ou sur les sources de sécurité ou de confort de la personne, selon le cas.
À dire vrai, j’ai eu quelques fois recours à ces services. Et comme j’ai été la personne qui appelle et celle qui répond, je sais à quel point les mots d’un étranger ou d’une étrangère qui fait preuve d’empathie et de curiosité peuvent être rassurants lorsqu’ils semblent particulièrement honnêtes.
J’ai un ami qui a aussi fait du bénévolat auprès d’une ligne d’écoute et qui est maintenant en voie de devenir psychothérapeute: Dillon Katrycz. D’une infinie patience, il a le ton de voix des animateur·rice·s d’émissions de musique classique à la radio. Il me semblait tout désigné pour m’aider à comprendre le mystérieux pouvoir des questions posées sur Instagram.
Quelle est la différence, par exemple, entre les questions qu’on garde pour soi et celles qu’on pose aux autres?
«On a parfois l’impression que les interrogations dans notre tête ne se disent pas à voix haute», explique Dillon. Et quand on ose le faire, on se place en position de vulnérabilité. Cette vulnérabilité a le pouvoir d’élargir notre conception de ce qui est possible dans une relation. Une réponse inadéquate peut confirmer nos pires craintes à notre sujet.
Ce risque est plus facile à gérer quand on reste ouvert à l’ambigüité et à la différence, comme le fait un·e bénévole qui travaille pour une ligne d’écoute. Sur Instagram, les enjeux sont mineurs. C’est facile de savourer l’excitation que suscite l’adoption d’une position ferme qui, potentiellement, sera à l’opposé de celle de ses ami·e·s. Dans la vie de tous les jours, on aura plutôt tendance à s’abstenir de poser certaines questions pour éviter les désaccords.
«La certitude, c’est sécurisant», souligne Dillon.
Peut-être. Mais plus une relation est profonde, plus on risque de se sentir menacé·e par toute confusion ou tout doute.
«Parfois, les gens ont l’impression qu’ils ont besoin d’obtenir une réponse définitive et catégorique», poursuit-il.
«Mais, souvent, la réponse la plus sincère et éloquente sera: “Je ne sais pas.” C’est aussi la plus propice à l’exploration et aux découvertes.»
Cinq questions qui laissent place à l’incertitude
1. Vous est-il plus facile de pardonner ou d’offrir vos excuses?
2. Si vous deviez faire un choix, privilégieriez-vous la gentillesse ou la transparence?
3. Quelle est la question la plus effrayante qu’on puisse poser à son ou sa partenaire, ou à ses ami·e·s?
4. Avez-vous un secret que vous ne dévoilerez jamais?
5. Quel est le trait de vous-même que vous préférez, mais dont vous n’osez pas parler avec d’autres?
6. Quel geste le plus simple de la part d’autrui vous aiderait le plus?
L’espace de réceptivité
Accepter le doute est une aptitude qui s’apprend et se développe. Pendant les épisodes de confinement, nous nous sommes découvert, Dillon et moi (et d’autres ami·e·s), un enthousiasme commun pour l’extraordinaire série Couples Therapy, dont la quatrième saison est maintenant en production.
Dans l’émission, la docteure Orna Guralnik, psychanalyste dans la vraie vie, accueille avec une intensité mesurée des couples en crise dans ce qui se veut une reproduction exacte de son confortable bureau de New York. Les couples, charmés à l’idée de bénéficier de services de consultation gratuits offerts par une sommité, acceptent d’être filmés, mais semblent nettement laissés à eux-mêmes derrière une glace sans tain.
Couples Therapy se démarque des émissions telles que Love is Blind ou Dr. Phil, en ce sens que les couples, à qui on accorde un espace et une dose de patience, nous offrent souvent des moments dramatiques exaltants au fil d’un processus qui leur permet d’apprendre à vivre ensemble plutôt qu’au terme d’une inévitable destruction mutuelle.
J’ai communiqué avec la docteure Guralnik, dont la capacité d’écoute était palpable, même au téléphone. Malgré la distance, je pouvais l’entendre écouter presque plus fort qu’elle ne parlait. Je lui ai demandé s’il y avait, d’après elle, des questions qu’il nous faudrait toujours poser à notre tendre moitié. Elle ne m’a pas donné d’exemples précis, mais m’a plutôt suggéré quelques principes à suivre.
«Avant de poser une question, demandez-vous si vous êtes prêt ou prête à découvrir quelque chose que vous ne savez pas déjà», m’explique-t-elle. Une bonne question ouvre la porte à l’inattendu.
Pour la spécialiste, la partie la plus importante d’une question, c’est probablement ce qui suit. «Il y a une énorme différence entre le fait de s’exprimer et celui d’écouter, note-t-elle. Après avoir posé une question, passez en mode “écoute” et écoutez réellement la réponse de l’autre.»
C’est avec étonnement que j’ai accueilli sa description, un mouvement précis de l’écoute. Dans mon esprit, la communication, c’est une piste de danse animée d’une grande agitation. La docteure Guralnik la voit plutôt comme quelque chose de plus défini: c’est le passage clair d’un seuil pour accéder à un espace de réceptivité.
Au-delà des banalités
Dans l’émission, la spécialiste met souvent fin aux longues tirades pour aider les couples à passer en mode «écoute». Elle leur demande alors ce que chaque personne ressent à l’instant même. L’effet de cette question, toute simple, est toujours puissant. J’ai voulu savoir ce qui se passerait si on posait ce genre de question hors thérapie.
«À mon avis, quand les gens disent “Comment vas-tu?” ou “Comment te sens-tu?”, ils ne veulent pas vraiment connaitre l’état d’esprit de la personne», avance-t-elle, soulignant au passage le caractère ennuyant des échanges de banalités.
«Mais une vraie question, comme “Je veux vraiment savoir comment tu te sens”, a le pouvoir d’approfondir immédiatement la situation. Et vous mènera fort probablement beaucoup plus près du nœud du problème.»
Mon interlocutrice me met toutefois en garde: il ne faut pas prendre à la légère ce genre de questions profondes. Elles constituent un geste considérablement intime, et il faut savoir accueillir la réponse.
Les questions nous mènent vers l’inconnu, un endroit aussi effrayant et enchanteur que l’obscurité la nuit. La quête d’une bonne question peut aussi nous mener à l’absence de réponse.
J’ai fait le choix, dans mes sondages Instagram, de ne pas intégrer l’option «Je ne sais pas». Nombre des réponses se sont révélées absolument délectables. On s’accroche à ce type de certitude. Mais, comme le souligne Dillon, les gens à qui on s’adresse doivent avoir droit à plus de souplesse.
Apprendre à écouter avec précision, c’est une invitation à élargir ses horizons. Une réponse inattendue nous aidera peut-être à comprendre et à approfondir les questions que nous avons l’habitude de poser.
Cinq questions pour creuser un peu plus
1. Que ressentez-vous en ce moment même?
2. À quel moment de la journée votre capacité d’écoute est-elle à son meilleur?
3. De qui voulez-vous vraiment obtenir des réponses?
4. Comment réagissez-vous quand on ne vous répond pas?
5. Qui vous donne véritablement l’impression d’avoir été entendu·e?
Lee Suksi a publié le livre The Nerves, aux éditions Metatron Press, un ouvrage qui lui a valu l’un des prix littéraires Lambda. On retrouve ses questions dans les stories en vedette sur son compte Instagram. Son recueil d’illustrations, Acting on You, est à paraitre sous peu chez fine. press. Iel vit à Toronto.
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