Atelier Essai
Bienvenue chez les bactéries
Structurées, astucieuses, solidaires: les bactéries n’ont rien à envier aux êtres humains, avec qui elles entretiennent une relation millénaire. C’est peut-être même le contraire. Voici celles à qui nous devons tout.
Texte—Gabrielle Anctil
Photos—Chloé Savard
L’être humain est-il vraiment l’espèce vivante la plus intelligente sur Terre ? J’aime l’idée que la réponse soit « non » — peut-être parce que j’ai consacré l’essentiel de ma jeunesse à lire de la science-fiction. Dans ma tête, une espèce suprabrillante serait forcément plus grande que nous. Et elle serait malveillante, tirant furtivement les ficelles du monde.
Mon imaginaire a (presque) tout faux, à en croire Predrag Slijepcevic, professeur de biologie de l’Université Brunel à Londres, qui a cependant un candidat à proposer. Plus grand que nous ? Non. Malveillant ? Pas exactement. Furtif ? Absolument. Les organismes qu’il considère comme les plus futés peuvent survivre au fond des océans et dans les eaux acides des sources chaudes. Ils rôdent à la surface de notre peau et contribuent au maintien de notre flore intestinale. Mieux : ils sont notre flore intestinale.
Les bactéries — c’est bien d’elles que je parle — mériteraient peut-être de remporter la palme de l’intelligence.
Rien de mieux pour l’humilité que de s’intéresser à ces êtres microscopiques qui, bien avant l’apparition des ancêtres de nos ancêtres, résolvaient déjà certains des problèmes qui nous donnent des maux de tête aujourd’hui.
Un réseau de superhéroïnes
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Divisez un millimètre en mille parties et vous obtiendrez la largeur moyenne des bactéries : de 1 à 2 μm. Mais ne vous laissez pas berner par leur taille, car c’est à elles et à leurs cousines archées (on les regroupe sous le nom de « procaryotes ») que nous devons tout ce qui nous entoure aujourd’hui — en premier lieu, la biosphère, soit l’ensemble des organismes vivants et leurs milieux de vie.
« Tout a commencé avec les ingénieurs invisibles : les bactéries », écrit Predrag Slijepcevic dans son livre Biocivilisations. A New Look at the Science of Life. C’était bien tranquille sur Terre il y a 3,5 millions d’années. Puis, un matin, un organisme unicellulaire a découvert la saveur sucrée du soleil, un processus connu sous le nom de « photosynthèse ». Répété un nombre incalculable de fois, celui-ci a généré assez d’oxygène pour permettre l’apparition d’autres formes de vie.
Mais l’expansion des bactéries ne s’est pas terminée là. Elles ont ensuite voyagé aux quatre coins du monde, s’insérant dans les interstices de tous les écosystèmes, incluant les plus hostiles. Ces minuscules globetrotters ont développé des manières de se parler entre elles, même sur de longues distances. « En théorie, un signal émis par des bactéries dans les eaux autour du pôle Sud pourrait voyager presque instantanément vers des bactéries dans les eaux autour du pôle Nord », explique Predrag Slijepcevic.
Contemplons un moment l’immensité de ces faits. Les bactéries couvrent l’entièreté de la planète — selon une étude parue en 2019 dans Nature Reviews Microbiology, elles seraient 1,2 quintillion, soit un 12 suivi de 29 zéros.. On en trouverait 400 billions sur chaque être humain, estime le biologiste; il y aurait donc, dans notre corps, autant de bactéries que de cellules nous appartenant. De quoi donner le vertige.
Toutes petites qu’elles soient, ces bactéries communiquent entre elles, votent, font des expérimentations génétiques et s’adaptent de façon astucieuse aux pressions de l’environnement. Elles se rassemblent aussi pour bâtir des « villes », que les expert·e·s appellent des « biofilms ». Cette capacité de se structurer fascine la microbiologiste Chloé Savard, connue sous le nom de Tardibabe sur les réseaux sociaux : « Ce sont des lieux où les bactéries peuvent se reproduire, se nourrir, vivre. Elles vont par exemple y établir des canaux pour les déchets. Ce sont des microsociétés. » Celles-ci se forment à divers endroits improbables: la plaque qui recouvre vos dents est un exemple de cet urbanisme.
En somme, les bactéries s’entraident. Inspirant, non ?
Une relation à sens unique ?
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Les bactéries sont tellement partout qu’il nous serait impensable de vivre sans elles. La biosphère s’effondrerait ! Mais l’inverse n’est pas vrai : elles ont survécu à tous les bouleversements que la planète a connus depuis leur apparition.
Cela dit, dans le monde des bactéries, il n’y a pas de « elles » et « nous ». Nos corps ne sont-ils pas des écosystèmes complets où elles s’épanouissent ? « Les bactéries qui vivent en nous pourraient survivre dans la nature, dit Chloé Savard. Mais pour beaucoup d’entre elles, notre corps est leur environnement préféré. »
Exit l’idée de compétition, donc : ensemble, nous formons plutôt une entité complexe. Partout où nous allons, nos bactéries nous suivent. « On n’est jamais vraiment seul·e », résume la microbiologiste avec philosophie. Ces minuscules êtres nous forcent aussi à la modestie, car c’est avant tout grâce à eux si nous sommes membres d’un club sélect : celui des entités vivantes de la planète Terre.
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ESSAI VISUEL – Bactéries
Contrairement aux idées reçues, toutes les bactéries ne sont pas soit bonnes, soit mauvaises. Avec la collaboration de la microbiologiste Chloé Savard — aussi connue sous le nom de Tardibabe sur les réseaux sociaux —, la journaliste Gabrielle Anctil nous présente cinq spécimens fascinants, à l’œuvre dans le corps humain.
TEXTE Gabrielle Anctil
IMAGES Chloé Savard
Lactobacillus
Qui se cache dans le bol de yogourt de votre petit-déjeuner ? Dans votre miso ? Ou dans la liste d’ingrédients d’à peu près n’importe quel probiotique ? C’est lactobacillus, qui, sous la forme d’un minuscule comprimé, se dirige vers votre intestin pour en prendre soin. Omniprésente dans notre environnement, cette bactérie s’épanouit en compagnie des hydrates de carbone — les glucides. C’est une fidèle alliée de notre santé, qui vit naturellement dans toutes les muqueuses de notre corps, comme la bouche, le tube digestif, le vagin. Merci, lactobacillus !
Escherichia coli
Escherichia coli n’a pas très bonne réputation, et pour cause : si elles s’échappent de nos excréments, ou de ceux des animaux, certaines souches peuvent causer d’importants ravages, voire la mort. Heureusement, la plupart sont inoffensives. Il est d’ailleurs facile de neutraliser la bactérie en se lavant les mains ou en ajoutant du chlore à l’eau potable. E. coli vient rarement seule, et les chercheur·euse·s s’en servent pour évaluer la présence d’autres microorganismes pathogènes plus fugaces. Il faut lui donner le mérite qui lui revient : dans notre intestin, elle joue un rôle fort utile, produisant de la vitamine K et empêchant la colonisation par des indésirables.
Bifidobacterium
Un précurseur, ce bifidobacterium ! Ce petit microbe en forme de Y est en effet l’un des premiers à coloniser notre tube digestif après la naissance. Les services qu’il nous rend sont nombreux : il aide à la digestion de certaines fibres et produit des vitamines et des agents antimicrobiens, entre autres. On en a identifié près de 50 espèces, chacune ayant un effet bénéfique distinct sur notre santé. Et dire que le bifidobacterium représente seulement 10 % des bactéries présentes dans notre microbiome intestinal… Un travailleur acharné, de toute évidence.
Staphylococcus epidermis
Le microbiome qui se trouve dans notre intestin est de mieux en mieux connu du public, mais il n’est pas le seul qui devrait retenir notre attention. Omniprésente sur notre peau, Staphylococcus epidermis prend la forme de petites boules, qui se rassemblent en grappes — comme de minuscules raisins chargés de protéger notre épiderme. Tout ce qu’on aime, quoi. Mais si vous passez un long moment à l’hôpital ou que vous portez un implant médical, la bactérie sera peut-être introduite dans votre sang. Et là, les problèmes vont commencer, car elle formera des biofilms (des « villes » de microbes) qui la rendent particulièrement résistante aux antibiotiques…
Prevotella
Les prevotella sont ces bactéries discrètes qui se construisent un logis confortable sur la peau, dans le vagin, dans les intestins, et même ailleurs dans l’environnement. Mais c’est dans la bouche qu’elles sont reines. Des études ont permis de découvrir qu’elles fréquentent surtout les populations rurales au mode de vie préindustriel — qu’on dit « non occidentalisées ». Curieusement, on a aussi constaté qu’elles avaient reçu moins d’attention de la communauté scientifique. Un biais, peut-être ? Il faudra pourtant s’y intéresser, car le fait qu’elles soient moins présentes chez nous a peut-être des effets néfastes sur notre santé.
Gabrielle Anctil est journaliste indépendante. On l’entend à l’émission de radio Moteur de recherche, on la lit dans Québec science, BESIDE et Continuité. On la voit aussi sur les ondes de Savoir média, dans l’émission Bataille pour la forêt. Elle est l’autrice de l’essai Loger à la même adresse aux éditions XYZ. Été comme hiver, on la trouve, rayonnante, sur sa bicyclette.
Chloé Savard est une microbiologiste de Montréal — et une musicienne de formation — qui a découvert le monde de la microscopie il y a trois ans seulement. Sous le nom de @tardibabe sur Instagram, TikTok et YouTube, elle transforme l’imperceptible en œuvre d’art tout en sensibilisant son audience à la fragilité de ces minuscules écosystèmes.
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