Prédire le temps avec Molly et Edouard

Une promenade en nature peut nous chuchoter la météo qu’il fera, pour peu qu’on prenne le temps de l’observer. Le couple anishnabe de Pikogan nous partage son histoire et ses conseils pour saisir le «cœur du temps».

Texte—Eugénie Emond
Photos—Alma Kismic
Illustration—Mathieu Labrecque

«Es-tu bien habillée pour aller en forêt?» me demande Molly, scrutant mon attirail hivernal de bas en haut. Elle tend ensuite à Edouard, son mari, une bouteille d’eau fraiche, puis lui glisse quelques mots en anishinaabemowin. Le couple alterne ainsi fluidement sa langue maternelle et le français.

— Mais dans le bois, c’est pas mal tout le temps en anishinaabemowin. C’est pas la même philosophie, la même pensée, précise Molly.

— Oui, c’est pas la même chose, confirme Edouard, en prenant son bâton de marche appuyé près de la porte. Mais faire ton transfert de la ville dans le bois, ça prend quand même un moment. Moi, ça me prend deux jours.

— À être et à penser comme tu es vraiment, complète Molly. Dans le bois, tu prends ton temps, chaque chose en son temps. Depuis qu’on est retraité·e·s, on y va plus souvent.

Molly nous regarde partir, puis se rassoit sur le divan de velours brun, réchauffé par les rayons extérieurs. Avec ses hanches rafistolées, elle préfère rester au chaud, à l’intérieur. Elle reprend son ouvrage, là où elle l’avait laissé: un mocassin qu’elle dépose sur son ventre rebondi. Les lunettes sur le bout du nez, l’artisane regarde en alternance son aiguille et la grande télévision.

Au sortir de la maison, la communauté de Pikogan avec ses bungalows bien alignés nous apparait, rutilante, ensevelie sous les bancs de neige immaculés de février. Le toit de la maison bleue de Molly et Edouard est coiffé d’une meringue craquante, qui pend au-dessus de la fenêtre de la cuisine.

Edouard me montre son bâton de marche, un long morceau de bois «rongé par le castor» offert par sa grande fille Chantal, que Molly a agrémenté de rubans colorés, en symbole de la diversité de l’humanité.

Tous les matins, Edouard emprunte la trail qui débute derrière le centre culturel. De là, il avance sous les épinettes et suit le chemin qui ceinture la communauté anishnabe de Pikogan, située à 5 km à peine de la ville d’Amos, en Abitibi.

La vaste forêt, si proche, contraste avec ce petit quartier où les arbres se font rares. Edouard y passe de longs moments, « sans écouteurs », et écoute la nature. «C’est ma façon de me ressourcer», confie-t-il. Le marcheur donne quelques coups brefs sur la neige durcie avant d’y mettre le pied; dès qu’on s’éloigne du centre du sentier, les jambes s’enfoncent jusqu’aux genoux.

Edouard poursuit sa promenade au cœur du village. Il lève son bâton et pointe fièrement les installations municipales, gérées par le conseil de bande où il a siégé plusieurs années: la maison des jeunes, le transport médical, la garderie, la radio communautaire, l’ancienne station de pompage, l’école où Molly a travaillé si longtemps comme professeure et où sa fille, Mélanie, enseigne maintenant l’anishinaabemowin.

SAVOIR FAIRE

Vous reconnaitrez Edouard sur la couverture du livre SAVOIR FAIRE, dans lequel est initialement paru ce texte.

En savoir plus

Molly et Edouard évoluent côte à côte depuis toujours. Sur l’une des neuf rues du village, leurs maisons d’enfance se font face. Un bungalow rouge vin et un beige, parmi les premiers bâtis dans la communauté au début des années 60. «Avant ça, on n’avait pas de réserve assignée. J’ai grandi sur le territoire, le long de l’Harricana dans le Nord», relate Edouard.

Tou·te·s deux né·e·s à la fin des années 40, Molly et lui ont passé leurs jeunes années en forêt au sein de leur clan respectif avant de rejoindre le pensionnat. La création de celui-ci non loin d’Amos, en 1955, précipite la construction des maisons et attire les familles dans le coin. «Quelque part, ça nous a rassemblés», remarque Edouard.

Mais ces années au pensionnat s’avèrent éprouvantes. Il quitte les bancs d’école à 14 ans.

«Je leur ai dit: “Moi, ça me tente plus de venir ici. Je veux être avec mes parents.” Au début, ils voulaient pas, sous prétexte qu’on restait dans des tentes. Quand la maison a été construite en 1963, j’suis pu jamais retourné.»

Tweet

À notre retour dans la maison, Molly n’a pas bougé. Seule l’émission de télévision a changé — The Price Is Right, une de ses préférées. Son mocassin, lui, est bien avancé. De la fenêtre du salon, on voit la cour de l’école primaire, comme quoi, même à la retraite, Molly n’est jamais loin de sa vie d’enseignante. Les années au pensionnat se sont révélées déterminantes dans le choix de sa vocation. «Je voyais que les enfants souffraient, s’ennuyaient, étaient parfois malades. C’est moi qui allais les consoler. J’étais une petite mère Teresa», explique-t-elle.

Les religieuses n’étaient tendres ni avec elle, «une bollée», ni avec ses camarades. C’est en voyant un jour l’un·e d’eux·elles se faire molester qu’elle a su quel serait son métier. «La religieuse l’a pogné par le chignon du cou et l’a balancé par-dessus son pupitre. Je me suis dit: “Ayoye! Un jour je vais être professeure, mais je ferai pas comme toi par exemple.”»

Si l’établissement où elle a travaillé tient toujours debout aujourd’hui, c’est d’ailleurs en grande partie grâce à Molly. Après le pensionnat, ses choix sont guidés par un but: fonder une école dans sa communauté. Après un passage à l’École normale d’Amos à 18 ans, elle part pour parfaire sa formation d’enseignante à l’Université de Sherbrooke.

En 1968, avec l’accord de la Commission scolaire d’Amos, elle ouvre dans le sous-sol de l’église de Pikogan une classe de maternelle. Ainsi est née l’école Migwan.

Tweet

Molly enfile le fil beige et continue ses mocassins. Depuis qu’elle a pris sa retraite il y a huit ans, elle se consacre à temps plein à l’artisanat, qu’elle a appris en observant, petite, les ainées de son clan. Des mocassins, des colliers, des costumes traditionnels pour le pow-wow, des toges pour les finissant·e·s du village.

Les septuagénaires font maintenant partie du cercle d’ancien·ne·s que l’on consulte. Le groupe réfléchit présentement à augmenter à deux semaines (plutôt qu’une) le congé scolaire du mois de mai. Un ressourcement en nature durant lequel Pikogan se vide, une grande partie de la communauté rejoignant son camp.

Même avant que ce genre de pause ne soit officialisée, Molly et Edouard n’ont jamais hésité à retirer les enfants de l’école pour quelques jours ou à sauter un entrainement de hockey pour les emmener à leur camp. La famille retrouvait son «home de paix», à quelque 70 km de là, dans le «vrai bois».

«Moi, je disais au coach: “Y fera jamais la ligue nationale, mais y va toujours être indien pareil. C’est pour ça que je l’emmène dans le bois.”»

Tweet

De ces moments avec leurs enfants, Molly et Edouard ne gardent que de bons souvenirs.

— Au début, avant que les compagnies forestières fassent ben des chemins, on se promenait sur la rivière, se souvient Edouard. Y avait personne. On pouvait aller à la chasse de nuit avec les enfants dans le canot.

— Pis ça dormait! Ils se faisaient bercer. On faisait un tapis de sapins et de branches dans le fond du canot, avec une peau d’ours. C’était un trois étoiles. Imagine comment ils étaient bien! ajoute Molly.

— Ce n’est plus possible maintenant à cause des chemins forestiers?

— Non, y’a trop de monde dans le bois. Y’a du bruit pis toute.

— Mais chasser de nuit, c’est toute une aventure. Ayoye! J’ai connu toutes sortes d’émotions, s’exclame Molly.

Edouard écoute sa compagne relater leurs aventures. Molly sait si bien rendre les mots vivants, n’ayant jamais peur de nommer les choses, pesant les silences, tenant son auditoire en haleine.

Bientôt, le couple repartira en forêt, le rythme de la nature reprendra ses droits. Elle et lui se retrouveront côte à côte.

Tweet

Edouard ramassera des bouts d’écorce, que Molly transformera en artisanat. «Comment est-ce que je t’expliquerais ça?» s’interroge-t-elle au sujet du sentiment qui l’habitera alors. «C’est la liberté. La liberté de choisir, de faire ce que tu veux quand tu veux, et t’sé que la liberté coute cher…»

Observer la nature pour prédire le temps qu’il fera
____

Petit, Edouard a découvert le territoire avec sa grand-mère, de qui il a appris les conseils qui suivent avant que la sédentarisation de sa communauté ne freine ses apprentissages. Dernier témoin vivant d’un autre monde, le couple Mowatt-Kistabish s’assure que les jeunes de Pikogan soient présent·e·s au moment où il partage ses connaissances et précieux souvenirs d’enfance passée en forêt.

Molly appelle ça Nokom (prononcer no-goum), un mot anishinaabemowin qui signifie «être dans le moment présent, en communion avec la nature». La septuagénaire considère que la proximité avec la nature et l’observation de celle-ci mènent à sa compréhension et à l’introspection. Nous savons alors «le cœur du temps» et pouvons en anticiper les mouvements: précipitations, température clémente, froidure, etc.

Des connaissances très utiles pour qui veut se détourner un moment des technologies et considérer les outils qui ont précédé les applications météo.

  • Les jours d’hiver, un ou plusieurs halos peuvent se former autour du soleil, comme des auréoles. Les cercles se dessinent sur un ciel voilé de nuages fins et sont particulièrement lumineux de part et d’autre de l’astre, légèrement teintés de jaune, de bleu et de rouge, à la manière de l’arc-en-ciel. On dit alors que «le soleil a des oreilles»; c’est signe qu’il fera froid.Plus ce phénomène apparait longtemps, plus la froidure persistera. Par exemple, si le soleil conserve ses oreilles de deux à trois jours, cela indique qu’une période de froid s’installera.
  • Avant l’orage, différents changements dans le comportement des animaux, des végétaux et de l’environnement plus généralement peuvent être observés. C’est le cas des feuilles dans les arbres: l’air ambiant les assouplit, leur envers étant ainsi dévoilé par le vent. Une légère odeur terreuse se fait sentir, en raison de l’humidification du sol.Les ondes de la rivière, ces rides formées par le déplacement de l’eau — celles qu’Edouard appelle des «branches» —, peuvent aussi changer de direction à l’approche d’une dépression. L’eau devient plus foncée. Les oiseaux volent plus bas qu’à leur habitude.
  • Le beau temps quant à lui s’accompagne de signes prometteurs, comme un vent qui change de direction pour chasser les mauvais nuages. La présence de l’arc-en-ciel confirme aussi le retour du beau temps après la pluie. Les oiseaux se remettent à chanter, le vent s’apaise et la nature retrouve son calme.

Eugénie Emond est journaliste indépendante. Elle est également détentrice d’une maitrise en gérontologie de l’Université de Sherbrooke. Son travail lui a valu trois Grands prix du journalisme indépendant et deux médailles d’or aux Prix d’excellence en publication numérique.

Partagez cet article

Ne manquez jamais un numéro

Deux numéros par année

25% de réduction sur les numéros précédents

Livraison gratuite au Canada

Infolettre

Pour recevoir les dernières nouvelles et parutions, abonnez-vous à notre infolettre.