Petit guide pour une vie qui n’a pas de prix

Les plateformes numériques de réseautage et de développement personnel reposent souvent sur des systèmes de points. Mais la vraie vie, est-ce un jeu?

Texte—Nadine Sander-Green
Illustrations—Melanie Lambrick

Pensez au dernier jeu auquel vous avez joué. C’était peut-être une partie de basketball, une séance de jeux vidéos ou une partie de poker en famille pendant les fêtes. Ou encore, peut-être que la dernière fois que vous avez joué à un jeu, vous n’en avez même pas eu conscience.

Certains jeux traditionnels nous extirpent de la réalité pour nous entrainer dans la fiction, mais il existe une tout autre façon de jouer, avec nos vies réelles comme terrain de jeu.

Moniteurs d’activité physique, montres intelligentes, médias sociaux: nous avons appris à mesurer la réussite à travers notre nombre de pas quotidiens, d’heures de sommeil, de mentions « J’aime », de partages et d’abonné·e·s.

Même les applications de méditation, initialement conçues pour nous ramener à un état d’esprit plus serein, enregistrent nos progrès avec un système de points.

L’application Insight Timer, par exemple, offre une étoile d’or pour chaque période de dix jours consécutifs de méditation.

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Selon le célèbre concepteur de jeux Reiner Knizia, le système de points est l’outil le plus important dans la création de jeux, car il indique à la personne qui joue ce qui compte le plus. Nous connaissons bien ce sentiment, cette décharge de plaisir envoyée au cerveau à travers le «ding!» de chaque notification. On ne peut nier la profonde satisfaction qui nait à l’idée de gagner des points.

Ces points peuvent réellement nous motiver. Le fait de marcher 10 000 pas par jour peut vous aider à atteindre vos objectifs d’activité physique et vous inciter à vous aventurer plus souvent dans la nature, et la méditation quotidienne aura un effet bénéfique sur votre bienêtre.

Les jeux procurent aussi de la clarté. Si vous courez un marathon, vous savez qu’il vous faut partir du point de départ et vous rendre à la ligne d’arrivée par la seule force de vos jambes. Si vous jouez au Monopoly, vous devez ruiner vos adversaires avant qu’ils·elles ne vous mènent à la faillite. Il y a quelque chose de rassurant dans le fait de savoir précisément en quoi consiste notre mission et comment l’accomplir, un baume sur les nuances de la vie réelle.

Pourtant, plus le numérique prend de la place dans nos vies, plus les jeux commencent à s’infiltrer dans tous les aspects de nos expériences, souvent à notre insu. Quelle influence ces systèmes de points ont-ils sur notre sentiment de bienêtre?

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Comment nous mesurons le succès
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C. Thi Nguyen est professeur agrégé de philosophie à l’Université de l’Utah. Ses recherches, ses cours et ses textes portent sur la confiance, l’art, les jeux et les communautés. Une plateforme comme Twitter suscite sa méfiance; il craint la façon dont un système de points peut nous faire perdre de vue nos objectifs plus riches et nuancés dans la vie réelle.

«Ce qui m’inquiète, c’est que Twitter nous motive et nous stimule en nous accordant des points, mais ce sentiment n’est créé que par un système de valeurs très simplifié, dit-il. Au lieu de miser sur la connexion avec les autres et l’empathie, ce sont les mentions “J’aime” et les partages qui nous intéressent.»

Twitter a connu des changements radicaux sous la direction d’Elon Musk. Une prévision publiée dans The Guardian par l’agence d’études de marché Insider Intelligence estime que plus de 30 millions d’utilisateur·rice·s quitteront la plateforme dans les deux prochaines années.

C. Thi Nguyen a longtemps réfléchi à Twitter. Dans son article «How Twitter Gamifies Communication», il explique que le système de points s’apparente finalement au jeu: un classement «clair et sans ambigüité». On ne quitte pas une soirée, normalement, avec une liste ordonnée des personnes avec qui la conversation était la plus intéressante, écrit-il.

C’est pourtant exactement pour cela que Twitter a été conçu.

«Ce qui n’est pas mesuré par Twitter, m’a indiqué Nguyen, c’est, par exemple, la façon dont vous aidez les gens à comprendre quelque chose, les connexions émotionnelles que vous créez, votre capacité à changer la vie des autres.»

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C. Thi Nguyen, qui utilise volontiers les analogies, a décrit une scène qui s’est produite dans un de ses cours à l’université. Alors qu’il présente une théorie philosophique à une assistance de plus de 200 personnes, il remarque par le langage non verbal de son public que ses propos ne suscitent pas beaucoup d’intérêt. Mais une personne parait tout à fait captivée, enthousiaste et semble avoir tout compris. Cela pourrait même changer sa vie.

«Si tout ça s’était passé sur Twitter et que je n’avais eu qu’un seul “J’aime”, j’aurais considéré ce tweet comme un échec.»

Retrouver la nuance
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La différence entre les jeux traditionnels et la ludification de la vie réelle, c’est que les premiers nous emmènent dans un monde fictif. Dans une partie de basketball, la division des équipes peut faire en sorte que votre meilleur·e ami·e ou votre partenaire joue contre vous; les paramètres du jeu en font essentiellement votre adversaire.

Mais lorsque la partie prend fin, peu importe qui a remporté la victoire, tout le monde reprend son rôle réel. Vous pouvez entrer dans le monde fictif et en sortir avec la même facilité. Cela vous ouvre des perspectives. Vous vous demandez, par exemple, si le jeu en valait la peine, s’il répondait à vos objectifs (avoir du plaisir, faire de l’exercice).

«Les jeux classiques ont un début et une fin, explique C. Thi Nguyen. Le problème avec la ludification, c’est qu’on ne sait pas quand cela se termine.»

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Le système de notation en lettres (plus la note est élevée, plus vous avez réussi) n’est qu’un exemple des nombreuses façons dont la ludification s’est infiltrée dans notre réalité. Tous les aspects de la vie se comptent en points, que ce soit l’éducation, le travail ou nos relations avec les autres.

Dans un entrepôt d’Amazon, les membres du personnel essaient d’effectuer des tâches le plus rapidement possible pour gagner des récompenses en vue d’acheter des narvals ou des dinosaures virtuels, par exemple. Dans l’appli Desire, les partenaires accumulent des points en s’envoyant des défis sexys. Plus vous relevez de défis, plus vous gagnez de trophées.

Dans un sens, ce genre de ludification semble inoffensif. Toutefois, de la même façon que les médias sociaux remplacent la complexité des relations humaines par des « J’aime » et des partages, de tels systèmes de récompenses remplacent toutes les bonnes raisons qui nous poussent à faire des études, à aller au travail ou à être en couple.

Oui, les jeux peuvent être amusants et motivants, mais que nous enlève cette notation de nos valeurs? La réponse de C. Thi Nguyen est simple: tout ce qui ne peut pas être mesuré par un ordinateur.

Choisissez bien vos jeux
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Le début d’une nouvelle année est souvent l’occasion d’adopter de nouvelles habitudes et d’essayer de vivre autrement. Les systèmes de points occupent habituellement une grande place dans nos démarches de développement personnel. Mais l’échec en apparence inévitable de ces bonnes intentions est aussi banal que les résolutions elles-mêmes.

Au lieu de laisser les données orienter notre développement personnel, il est peut-être le temps de prendre un pas de recul, de faire le point sur nos valeurs et de nous poser une question simple: est-ce que je joue aux jeux auxquels j’ai vraiment envie de jouer?

Voici quelques règles de base:

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Travaillez pour le plaisir

Prêtez attention à la sensation de plaisir, elle est précieuse, car elle est souvent un bon indicateur. On la ressent en mangeant des mets nutritifs parce que notre évolution nous a amené·e·s à éprouver du plaisir à ingérer des nutriments comme la vitamine C et les protéines.

Ce qui préoccupe C. Thi Nguyen quant aux médias sociaux et à la ludification de nos vies, ce sont les systèmes conçus pour manipuler la société en recourant au plaisir. Le genre de plaisir qui se trouve souvent dans nos vies transformées en jeu est rapide et facile; l’équivalent intellectuel de la malbouffe.

«Des fois, vous mangez une chip et vous vous dites “Je veux manger le sac au complet!” Mais il faut prendre du recul et se demander “Est-ce que c’était l’effet recherché par ce produit, pour que j’en achète plus et que ça génère des profits?”»

Pour savoir si le plaisir que vous éprouvez est sain et bénéfique, demandez-vous si vous devez travailler pour le ressentir. Pensez à la sensation que vous éprouvez quand vous avez terminé quelque chose qui vous apporte de la fierté, comme un examen final, un projet important au travail, un marathon. Ou bien réfléchissez à la dernière fois où vous avez vécu une vraie épiphanie; c’était peut-être lors d’une promenade ou sous la douche. Ce genre de plaisir ne se produit pas chaque jour (ou chaque fois que vous appuyez sur un bouton), mais lorsque cela arrive, la satisfaction est réelle, profonde et riche.

 

– 2 –
Réfléchissez à vos valeurs

Demandez-vous quelle partie de la vie en mode «système de points» correspond à vos valeurs. Quel aspect d’Instagram, de TikTok, ou même de Headspace auriez-vous peur de perdre si vous quittiez la plateforme?

C. Thi Nguyen utilise Twitter pour être en contact avec d’autres personnes du milieu universitaire et échanger des idées. Une publication et des commentaires à propos d’un article de philosophie n’attirent pas beaucoup de mentions «J’aime». Les quelques tweets du professeur qui sont devenus viraux n’ont rien à voir avec la philosophie. C’était des blagues un peu bêtes sur ses enfants.

«Ça m’a joué dans la tête et j’en voulais plus. J’ai dû retirer Twitter de mon téléphone et prendre une pause de tout ça. Je me suis demandé si c’était ça que j’aimais de Twitter. Eh bien, la réponse est non. J’ai commencé à ignorer les mentions “J’aime” et je me suis accroché à ce qui m’importait vraiment: les interactions et les échanges de connaissances.»

 

– 3 –
Arrêtez de jouer le jeu

Les objectifs des jeux classiques semblent clairs, car le système de valeurs qu’ils utilisent est ultrasimplifié. Mais le monde réel ne fonctionne pas ainsi.

«Ce qui compte pour nous dans le monde réel est subtil, complexe, changeant et dynamique», explique C. Thi Nguyen.

Et si nous retrouvions la nuance dans nos vies qui se transforment en jeu? Et si nous avions bel et bien l’intention de nous réapproprier ce qui nous donne de la profondeur et du sens?

Cela pourrait prendre diverses formes:

  • Au lieu d’essayer de faire absolument 10 000 pas, concentrez-vous sur les endorphines qui traversent votre corps.
  • Au lieu de vouloir obtenir à tout prix un A pour votre essai, pensez à la sensation d’écrire une phrase sensée et réfléchie.
  • Au lieu de rechercher les «J’aime» sur les médias sociaux, regardez la communauté de personnes qui vous entourent et qui veulent toutes la même chose: avoir un sentiment d’appartenance et être entendues.

En d’autres mots, et si nous arrêtions simplement de jouer le jeu?

Nadine Sander-Green a grandi à Kimberley, en Colombie-Britannique, et a passé les 15 dernières années à parcourir le pays, de Victoria à Toronto, en passant par Whitehorse. Elle a obtenu sa maitrise en beaux-arts à l’Université de Guelph. On peut lire ses articles notamment dans Outside, le Globe and Mail, Grain, Prairie Fire, carte blanche et Hazlitt. Son premier roman sera publié en 2024 aux éditions House of Anansi. Elle vit à Calgary, en Alberta.

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