La confiance inébranlable de Cornelia

Durant un siècle — jusqu’à son décès, le 22 mai dernier —, l’architecte du paysage Cornelia Hahn Oberlander a cultivé son jardin, verdi le bitume de grandes villes de la planète et semé des graines qui sont devenues des forêts.

Texte—Eugénie Emond
Photos—Yoshihiro Makino / Trunk Archive

16 novembre 2016. D’une voix à la fois assurée et chevrotante, Cornelia, 95 ans, s’adresse à l’auditoire réuni à l’initiative du Centre canadien d’architecture, à Montréal. Derrière elle, un écran projette la photo d’une tourbière. En 1992, l’architecte du paysage a reçu le mandat colossal d’aménager le bâtiment de l’Assemblée législative des Territoires du Nord-Ouest à Yellowknife, au nord du 60e parallèle. Dès son arrivée sur les lieux, elle a pu constater les effets du changement climatique — notamment la fonte du pergélisol, qui affecte la croissance des plantes —, phénomène très peu mentionné à l’époque. Le chantier qui allait s’amorcer risquait fort de causer des torts irréparables à l’environnement du site, déjà perturbé. Durant les mois qu’a duré la construction de la bâtisse, elle s’est battue bec et ongles afin de conserver la moindre épinette. Et elle a réussi l’impossible: restaurer la biodiversité du site.

«Avec elle, c’était l’écologie, dans le grand sens du mot», souligne Phyllis Lambert, architecte et philanthrope montréalaise, qui a fait sa connaissance durant les années 70. «C’était une femme tellement convaincue dans ce qu’il fallait faire, tellement directe et drôle», ajoute-t-elle.

Vue du terrain de jeux du Centre d'activité créatrice pour enfants, Pavillon canadien, Expo 67, Montréal, Québec, 1967. Fonds Cornelia Hahn Oberlander, Centre Canadien d'Architecture, Don de Cornelia Hahn Oberlander
Vue de la régénération du paysage, Northwest Territories Legislative Assembly, Yellowknife, Territoires du Nord-Ouest 1991-1994. Fonds Cornelia Hahn Oberlander, Centre Canadien d'Architecture, Don de Cornelia Hahn Oberlander
Vue du Robson Square Provincial Government Complex, Vancouver, Colombie-Britannique entre 1977 et 1986. Fonds Cornelia Hahn Oberlander, Centre Canadien d'Architecture, Don de Cornelia Hahn Oberlander

Du parc pour enfants conçu pour l’Expo 67 aux toits verts du Robson Square, en passant par la bibliothèque publique de Vancouver et la National Gallery d’Ottawa, Cornelia Hahn Oberlander a innové à tous les niveaux, mélangeant curiosité et savoir technique.

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L’architecture du paysage représentait pour elle l’art du possible; une carte maitresse à utiliser sans retenue face aux enjeux climatiques. Toute sa vie, elle aura préféré les grands projets publics aux aménagements résidentiels — «je ne suis pas psychologue», affirmait-elle pour justifier ce choix.

Cornelia nait en Allemagne en 1921 dans un milieu aisé, et passe son enfance dans un grand jardin. Sa mère, Beate Hahn, est d’ailleurs l’autrice d’un livre sur l’importance du contact avec la nature pour les tout-petits. Au cœur de la Deuxième Guerre mondiale, les membres de la famille Hahn, comme beaucoup de personnes juives, doivent sauver leur peau; Beate attend à la dernière minute avant de fuir l’Allemagne nazie avec ses deux filles pour s’installer aux États-Unis. Cornelia amorce sa carrière en 1950 à la Ville de Philadelphie, après des études à Harvard. Avec son mari, l’urbaniste Peter Oberlander, elle déménage à Vancouver en 1953, et découvre la côte ouest. «Elle arrivait avec une façon bien à elle d’aborder le travail en équipe — avec des ingénieurs et des architectes — pour développer des concepts issus du modernisme appris à l’université», raconte Elisabeth Whitelaw, architecte paysagiste à la retraite. Tout en prenant le temps d’élever sa famille de trois enfants, elle se lance dans l’aménagement de vastes aires de jeu. Celle qu’elle crée pour Expo 67 fait sensation.

«Elle voyait que les enfants pouvaient jouer avec n’importe quoi. Ces choses préfaites dans les parcs de nos jours sont immondes. Cornelia, elle, utilisait les éléments naturels: l’eau, le bois, les roches.»

– Phyllis Lambert
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Cornelia rejoint ensuite l’équipe de l’architecte Arthur Erickson, avec qui elle collaborera à de nombreux projets. Parmi ceux-là, l’aménagement de Robson Square — immense place publique avec des paliers et de la verdure en plein cœur de Vancouver —, en 1974, est marquant. «En Amérique du Nord, quelques toits verts avaient déjà été conçus, mais à Vancouver, c’était relativement nouveau. Le Robson Square était complexe: Cornelia devait explorer tous les aspects techniques, ne serait-ce que pour l’irrigation qui permettrait aux plantes de croitre sur les toits», explique Susan Herrington, professeure d’architecture du paysage à l’Université de Colombie-Britannique.

***

Pour accéder à la maison de Cornelia à Vancouver, on devait d’abord emprunter un tunnel qui traversait une haie sombre de pruches de 25 pieds de haut. «C’était très dramatique», se souvient Elisabeth Whitelaw. Elisabeth a fait ce chemin des centaines de fois, ayant été la seule et unique collaboratrice de l’architecte durant 25 ans, soit de 1988 à 2013. «Je n’avais jamais vraiment saisi à quel point une maison moderne pouvait être magnifique avant d’avoir travaillé dans ce lieu.»

Du jardin de plantes indigènes qui entourait la maison, Cornelia dira d’ailleurs: «Si nous voulons réussir dans cette partie du monde avec les changements climatiques, nous ne devons utiliser que les plantes qui ont été décrites par Archibald Menzies lorsqu’il a remonté la côte avec le capitaine George Vancouver […]. C’est notre écologie. Et ce jardin, ici, à l’exception des arbres fruitiers, c’est notre écologie. Rhododendrons, fougères, mousse…»

Cette volonté d’être fidèle à l’écologie primitive du site, Cornelia l’a d’ailleurs mise en pratique dès le début des années 90, au cœur de la forêt boréale, alors qu’elle faisait face à un défi de taille: aucune pépinière n’offrait les plantes indigènes dont elle avait besoin pour réparer les cicatrices laissées par le chantier du bâtiment de l’Assemblée législative à Yellowknife. Elle a eu l’idée de recourir à un «collecteur de graines» afin de récolter des graines d’églantiers, de busseroles et de plantes comestibles indigènes. En tout, 2 000 plantes ont été semées dans une serre de Vancouver, puis transportées et implantées sur le site. «Cela a créé tout un précédent en matière de construction dans cette région du globe. La pépinière que nous avons utilisée fait aujourd’hui croitre des milliers de plants destinés aux écosystèmes du Nord», explique Elisabeth.

Cornelia s’est éteinte le 22 mai dernier, infectée par la COVID-19 — à peine un mois avant de célébrer son centième anniversaire. Elle aura travaillé jusqu’à la toute fin, ou presque. Le Centre canadien d’architecture compte bien éviter qu’elle tombe dans l’oubli; son œuvre déterminante y est accessible dans un fonds.

Selon Elisabeth Whitelaw, son plus grand héritage réside toutefois ailleurs, dans ces graines que l’on sème dès l’enfance.

«Il y a cette photographie de Cornelia, marchant aux côtés de sa mère et lui tenant la main. Elle doit avoir environ quatre ans; son regard est brillant, plein de confiance. Cornelia a toujours affirmé que le fait de prendre des risques était un élément clé de son travail. Elle n’aurait pas pu accomplir toutes ces choses si elle n’avait pas eu cette confiance inébranlable en elle et en ses idées qui l’a accompagnée dans toutes les sphères de sa vie.»

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Eugénie Emond est journaliste indépendante. Elle termine aussi une maitrise en gérontologie à l’Université de Sherbrooke. Cette année, son travail lui a valu deux Grands prix du journalisme indépendant et une médaille d’or aux Prix d’excellence en publication numérique.

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