Dans la lentille de Céline Clanet

L’imprévu comme matière première.

Née en 1977, en France, Céline Clanet est diplômée de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles. Elle s’intéresse aux lieux reculés ou secrets, aux paysages sauvages, et à leurs habitant·e·s. Depuis 2005, elle travaille notamment sur l’Arctique continental européen — plus connu sous le nom de Laponie —, son territoire et ses populations.

D’où vient ton intérêt pour la photo?

Je pratique la photographie depuis l’enfance. Petite, j’utilisais tous les appareils disponibles pour une enfant des années 80: appareils-jouets, appareils-gadgets, appareils jetables… La photographie me permettait de garder précieusement l’empreinte des choses les plus importantes de mon univers (qui se résumait principalement à mon chien). À l’adolescence, le jeu a continué dans la chambre noire, où j’expérimentais avec des chimies, des agrandisseurs. J’ai réalisé que l’outil photographique ne servait pas seulement à enregistrer, mais aussi à interpréter, à créer.

Aujourd’hui, la photographie est mon métier. Elle me permet effectivement d’enregistrer et de créer, mais elle est surtout un merveilleux moyen pour moi d’explorer le monde.

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Que cherches-tu à capter chez les sujets — ou dans les paysages — qui s’offrent à toi?

Il est difficile de donner une seule réponse à cette question, car chaque projet est différent, et je ne les aborde pas tous de la même manière. Mais pour chaque série, j’essaie de cibler les éléments qui me semblent à la fois justes, importants et peu visibles.

Par exemple, pour Máze, mon premier projet en Laponie, j’ai commencé à photographier sans savoir exactement comment allait s’articuler la série, ni comment j’allais «raconter» ce que je voyais du monde sami. Au fil des semaines et des années, j’ai constaté que le rapport des Sami·e·s au temps et aux paysages représentait quelque chose d’unique. Je les ai donc énormément photographié·e·s pendant qu’ils et elles regardaient à travers leurs jumelles, contemplaient le paysage, attendaient dans leur gompi (caravane d’éleveur de rennes).

Quelle part occupent l’imprévu, le mystère, dans ton travail de photographe?

Ce sont les matériaux principaux! Je photographie régulièrement dans des lieux reculés, loin de chez moi et de ce que je suis. La part d’imprévu est donc très importante, et il faut savoir l’embrasser, sinon il est impossible de mener à bien ce genre de travail.

Je pars avec un bagage de connaissances, d’aprioris, de désirs, et le voyage se chargera de me les déconstruire, de me dévoiler autre chose, de me désillusionner. Et c’est parfait, car c’est cela, le véritable voyage: la désillusion.

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Parle-nous d’une photographie que tu n’as pas pu prendre.

Il y en a beaucoup… Chacune des photographies que vous pouvez voir dans mon travail ne représente qu’une infime «possibilité photographique». J’entends par là que devant une scène, une personne, un paysage qui auraient pu être captés de mille manières, je n’en ai choisi qu’une seule — les autres possibilités se sont évanouies à jamais.

Parfois, je décide même de ne pas photographier du tout, et de vivre simplement l’instant, car photographier vous extrait du réel, en quelque sorte. Je me souviens de moments dans la toundra ou en montagne, où j’ai eu envie de contempler ce que j’avais devant moi, sans rien enregistrer. Je pourrais m’en vouloir, mais je ne le regrette jamais. La vie est plus importante que la photographie.

Tu te rends régulièrement au village de Máze, au-delà du cercle polaire, depuis 2005. Qu’est-ce qui fait que tu y reviens toujours?

Déjà, faire de la motoneige au milieu d’un troupeau de rennes est une activité incroyablement grisante, mais je retourne aussi à Máze (en Laponie norvégienne) pour visiter des ami·e·s.

Lorsque vous vous immergez dans un lieu isolé pendant des mois, que vous y retournez tous les ans parce que vous avez développé un intérêt profond pour lui et ses habitant·e·s, il est naturel que des liens forts se créent.

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Tu as exploré des terres peu accessibles, presque en retrait du monde, comme Kola. Quelle est la première chose qui t’a frappée là-bas?

La péninsule de Kola, ou Laponie russe, est bien différente de la Laponie scandinave, que j’ai arpentée pendant des années. Cette dernière est relativement préservée, même si les Sami·e·s doivent constamment y faire valoir leurs droits d’Autochtones, dans un contexte qui ne leur est pas souvent favorable. Mais en Russie, c’est bien pire pour eux et elles. La Laponie russe est un territoire résolument postsoviétique, occupé par les activités militaires de la Flotte du Nord (une grande partie des sous-marins nucléaires russes y sont basés) et des activités industrielles très polluantes (gisements et transformation de nickel, apatite…). Les Autochtones y sont plutôt malmené·e·s et n’ont pas d’appareil politique — au contraire des Sami·e·s scandinaves, qui disposent d’un Parlement, par exemple, et d’universités où la langue et la culture sont étudiées, protégées. J’ai donc été frappée par les disparités existant au sein d’une même région, qui autrefois ne comportait aucune frontière, mais qui est aujourd’hui scindée par quatre pays souverains: Norvège, Suède, Finlande et Russie.

Y a-t-il une cause ou une organisation chères à ton cœur dont tu aimerais nous parler?

J’ai récemment réalisé, avec l’écrivain français Olivier Truc, un reportage sur la rivière Pasvik, qui est la rivière-frontière entre la Russie, la Finlande et la Norvège. Elle est très surveillée par le Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie, et les gardes-frontières finlandais et norvégiens.

Parfois, des chiens errants (qui sont nombreux du côté russe) la traversent, et se font fusiller. Une dame qui vit sur cette frontière, à Nikel, dépense tout son argent et toute son énergie pour les empêcher de traverser et de se faire tuer. Elle n’a aucune aide financière de la Ville, ni de l’État russe, ni de qui que ce soit. Elle s’appelle Larissa Vonogradova, et j’ai pu visiter son petit chenil émouvant, fait de bric et de broc.

Nomme trois comptes Instagram qui t’inspirent particulièrement.

@calvertjournal
Un média britannique de référence pour la photographie, portant principalement sur l’Europe de l’Est et l’Asie centrale.

@maretannesara
Máret Ánne Sara est une artiste samie norvégienne talentueuse, et très engagée dans la défense des droits autochtones.

@tgrtpv
Il s’agit du compte d’un photographe anonyme russe, qui documente quasi quotidiennement sa vie dans ce qui semble être un petit village un peu perdu. C’est brut, sans manières, poétique.

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