Une infime grandeur

Dans sa nouvelle série de photographies, l’artiste Jon Sasaki nous fait voir de près les bactéries laissées par de célèbres peintres de paysages. Et nous amène à découvrir la nature d’un autre œil.

Texte—Allison LaSorda
Photos—Jon Sasaki

Si, à première vue, les photos de Jon Sasaki ressemblent à des paysages, il est difficile d’identifier précisément ce qu’on est en train de regarder. Avec leur apparence à la fois extraterrestre et familière, elles évoquent des motifs dynamiques qu’on peut retrouver dans la nature, comme la faune et la flore des marais, ou encore les formes créées par le gel. Or, la réalité se révèle bien plus intéressante: les œuvres de Homage, une exposition présentée à la McMichael Gallery, en Ontario, sont en fait des photos de cultures bactériennes en prolifération dans des boites de Petri.

Ces microbes, dont la beauté est surprenante, proviennent des pigments des palettes et des pinceaux des membres du Groupe des sept, ainsi que de Tom Thomson — tous des artistes ayant peint les paysages canadiens de façon inédite dans les années 1920. Le Groupe des sept a en effet créé un mouvement majeur; leurs œuvres représentent souvent des paysages «intacts», immortalisant l’immensité, la splendeur et la diversité des lieux naturels à travers le pays (effaçant, cela dit, les traces de la présence autochtone sur le territoire).

Sous le microscope, les paysages bactériens de Jon Sasaki révèlent que la nature est plus complexe qu’il n’y parait. À travers le regard de l’artiste, nous parvenons à voir le caractère profondément sauvage de tout ce qui nous entoure.

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Son œuvre renverse la tendance traditionnelle à représenter la nature dans son immensité, et trouve plutôt la beauté dans la somme de ses parties: des parties invisibles qui forment un tout, de la nature elle-même jusqu’aux pigments utilisés pour l’illustrer. Le Groupe des sept travaillait souvent en plein air; les cultures bactériennes proviennent donc non seulement des peintres et de leurs matériaux, mais aussi, peut-être, des lieux physiques où ces tableaux ont été créés.

Jon Sasaki écrit: «J’ai commencé à remarquer que la nature était foisonnante dans la ville au quotidien. L’infiniment grand a laissé sa place à l’infiniment petit et, peu à peu, je me suis mis à percevoir la nature dans les traces de virus du rhume sur une poignée dans le métro, la moisissure déposée sur un rideau de douche, la formation des bactéries dans nos plateaux de fromages, le microbiome qui accompagne chacun·e de nous, à l’intérieur comme à l’extérieur.»

Arthur Lismer est en train de sketcher à Long Beach, Vancouver, C.-B., c. 1960s. Permission de la collection Arthur Lismer et de la collection McMichael d’art canadien, Kleinburg
Jon Sasaki, Microbes Swabbed from a Palette Used by Arthur Lismer, 2020. Permission de l’artiste et de la galerie Clint Roenisch, Toronto
Jon Sasaki, Microbes Swabbed from a Palette Used by Arthur Lismer, détail, 2020. Permission de l’artiste et de la galerie Clint Roenisch, Toronto

Qu’est-ce que ce projet, et surtout le fait qu’il cherche à capter l’infiniment petit, t’ont enseigné sur le paysage et la nature?

Ce projet m’a permis d’élargir ma façon d’appréhender le paysage, et de chercher ailleurs de quoi m’inspirer. Pour quelqu’un comme moi, qui habite assez loin du parc Algonquin, d’Algoma ou de la rive nord du lac Supérieur, c’est facile de se sentir déconnecté des œuvres du Groupe des sept. Toutefois, avec les boites de Petri, j’ai pu observer des écosystèmes florissants, variés, riches et sauvages, tout aussi impressionnants à mes yeux qu’une magnifique rivière ou qu’un flanc de montagne boisé.

Qu’est-ce qui te semble le plus important dans l’œuvre du Groupe des sept? Comment était-ce de s’inspirer d’un mouvement qui a été aussi influent?

Le projet s’appuie sur une admiration sincère pour le Groupe des sept, et j’ai pensé que c’était une bonne idée de le souligner dans le titre. Je suis en contact avec leur travail depuis l’enfance, et j’y ai trouvé des significations différentes à divers moments de ma vie. Autrefois, j’allais régulièrement au Musée des beaux-arts de l’Ontario [Art Gallery of Ontario]. Je passais mes dimanches à admirer la collection d’art canadien dans une sorte de contemplation silencieuse, heureuse. J’y voyais des endroits idylliques à visiter, mais aussi un ensemble de techniques à apprendre.

Puis, j’ai adopté une approche plus critique en réfléchissant aux façons dont l’œuvre était problématique. C’est devenu une sorte de plaisir coupable de la contempler. Je n’étais plus convaincu que «l’identité canadienne» (ou peu importe ce que c’était) pouvait être illustrée pleinement dans la représentation picturale d’un paysage canadien. Pourtant, ce n’était pas quelque chose que je pouvais rejeter complètement.

L’idée que nous faisons partie intégrante de la nature a néanmoins continué de me fasciner — encore plus lorsque j’ai entendu parler de recherches axées sur le rapport intestin-cerveau. D’après ma modeste compréhension de tout ça, les trillions de microbes qui vivent dans notre corps nous sont dans l’ensemble bénéfiques et nous apportent une aide discrète de façons surprenantes. Apprendre que ces passagers microbiens contribuent à réguler notre humeur, à gérer notre anxiété et qu’ils influencent même possiblement nos prises de décision, ça m’a ouvert les yeux, c’est le moins qu’on puisse dire.

Comme le Groupe des sept, j’ai l’impression qu’il y a un lien concret entre la nature et notre identité.

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Même si nous en arrivons à une conclusion similaire, le processus pour y parvenir a été différent. D’ailleurs, j’adore l’idée qu’une partie des microbes de Tom Thomson ou de J. E. H. MacDonald ait pu se retrouver dans mon microbiome et m’influencer dans ma propre démarche.

Tom Thomson avec un poisson devant le camp Mowat (devenu le Mowat Lodge), Canoe Lake, Algonquin Park, c. 1914. Permission de la collection McMichael d’art canadien, Kleinburg
Palette qui aurait été utilisée par Tom Thomson. Photo: Craig Boyko, permission de la collection McMichael d’art canadien, Kleinburg
Jon Sasaki, Microbes Swabbed from a Palette Thought to Have Been Used by Tom Thomson, 2020. Permission de l’artiste et de la galerie Clint Roenisch, Toronto
Jon Sasaki, Microbes Swabbed from a Palette Thought to Have Been Used by Tom Thomson, détail, 2020. Permission de l’artiste et de la galerie Clint Roenisch, Toronto

Tu as commencé par peindre des paysages avant de passer à la photographie et à la sculpture. On observe néanmoins une confrontation avec la nature dans beaucoup de tes œuvres. Je pense entre autres à cette performance où tu devais construire un bateau en étant dans l’eau jusqu’à la taille. Le processus évoquait le travail de pêcheur de ton grand-père avant son emprisonnement, avec d’autres Canadiens japonais, pendant la Deuxième Guerre mondiale. La nature se manifeste-t-elle différemment selon le médium que tu choisis?

J’ai assimilé une grande partie de la mythologie qui accompagnait l’approche des paysages canadiens par le Groupe des sept. Je sais qu’ils se définissaient comme un groupe et qu’ils voyageaient souvent ensemble, mais ce sont les images de solitude qui m’ont vraiment interpelé. J’aime imaginer Tom Thomson, seul dans son canot, à la recherche de paysages à peindre.

Quand je peignais mes propres paysages, c’était donc toujours une activité solitaire. Je m’assoyais sur le flanc d’une colline et j’essayais de saisir ce qui se trouvait devant moi, le modifiant, l’embellissant et essayant de me l’approprier. La plupart du temps, mes efforts étaient voués à l’échec, soit en raison de mes habiletés limitées ou du froid, de la pluie, de la luminosité changeante, des nuages instables… Dans mon esprit, j’incarnais le héros romantique luttant seul contre des forces naturelles insurmontables.

Cette force à la fois antagoniste et génératrice du paysage m’a inspiré de nombreux projets dans différents médias. La performance de construction de bateau en est un bon exemple. J’aime le côté imprévisible du travail en extérieur. Il se produit toujours des choses qui échappent à mon contrôle, et ce sont souvent ces éléments-là qui sont les plus intéressants. Je dirais presque que c’est une relation de collaboration.

F.H. Varley avec sa femme, Maud, en train de sketcher à la baie Georgienne, Ontario, c. 1920. Permission de la collection McMichael d’art canadien, Kleinburg
Jon Sasaki, Microbes Swabbed from a Palette Used by F.H. Varley, 2020. Permission de l’artiste et de la galerie Clint Roenisch, Toronto
Jon Sasaki, Microbes Swabbed from a Palette Used by F.H. Varley, détail, 2020. Permission de l’artiste et de la galerie Clint Roenisch, Toronto

Quand j’ai parlé à d’autres personnes qui ont vu Homage, je leur ai demandé de deviner ce que les photos représentaient. J’ai entendu «l’Arctique», «des fleurs prises dans la glace», «du pollen» et «des créatures de l’océan». Les microbes ne semblent pas venir à l’esprit spontanément, et la beauté de ces paysages bactériens surprend. T’attendais-tu à cette ambigüité visuelle?

Je suis en général très mauvais pour anticiper comment les choses vont se dérouler. Lorsque je fais une performance interactive, je tente de prédire la réaction des gens, mais j’ai presque toujours tort. De la même façon, quand j’ai entamé ce projet avec une image mentale de la manière dont les microbes allaient s’organiser, j’étais loin du compte. Mais c’était pour le mieux, parce que j’aime les surprises. Pour moi, ces textures et ces couleurs étranges que je n’avais pas imaginées ont rendu l’œuvre plus intéressante. Après tout, la série porte en quelque sorte sur le fait de laisser aller les choses.

Il s’agit de reconnaitre que, malgré les progrès spectaculaires de la science, il y a des moments où la nature échappe à notre contrôle.

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J’aime beaucoup entendre les associations spontanées que font les gens lorsqu’ils regardent les microbes. C’est un peu comme décrire les taches du test de Rorschach ou regarder les nuages ou les constellations. C’est un processus créatif. Et chaque nouvelle interprétation m’emballe.

Allison LaSorda écrit entre autres pour Southern Humanities Review, The Walrus, Scientific American et Hazlitt.

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