Pêcheur urbain

La plupart des gens associent la pêche à la mouche à des voyages couteux vers des rivières reculées. Mais à Toronto, il suffit de prendre le métro pour taquiner le saumon.

TEXTE Mark Mann
PHOTOS David Coulson

Par n’importe quelle journée fraiche de septembre ou d’octobre, sortez de la station de métro Old Mill à Toronto, tournez à droite, marchez environ 300 m et vous tomberez sur un des points de pêche au saumon les plus uniques et les plus animés dans le monde: un des secrets les mieux gardés de la ville.

Après une pluie abondante, quand le thermomètre descend sous 10 °C, des dizaines de pêcheurs urbains convergent vers le viaduc, chevauchant la rivière Humber afin d’attraper des saumons chinook, coho et de l’Atlantique qui remontent la rivière pour se reproduire.

En s’y rendant suffisamment tôt, on y croise parfois Gavin Odho. Avant le travail, les deux pieds dans l’eau, il tient à la main sa fidèle canne à pêche surmontée d’une mouche blanche et velue confectionnée sur sa table de cuisine. Il la surnomme la «Mort blanche» et ne jure que par elle. «Il faut baptiser ses leurres», explique-t-il.

Rénovateur de maisons, Odho a grandi en ville et n’a jamais été initié à la pêche dans son enfance. «Mais ça m’a toujours attiré, même dans ma jeunesse à Toronto», se souvient-il. Adolescent, Odho a commencé à pêcher à la ligne dans le grand étang d’un parc municipal, avec peu de succès. Par chance, il a passé des étés sur la ferme de son beau-grand-père à l’extérieur de la ville, où il a appris quelques rudiments.

Après le secondaire, l’un de ses enseignants lui a appris les subtilités de la pêche à la mouche. «C’est un pur amateur de plein air qui respecte la nature et s’y rend aussi souvent que possible — un type généreux et chaleureux qui apportait toujours des sandwichs pour moi et s’assurait que je ne manque de rien», raconte Odho.

Toronto et sa région métropolitaine comptent plus d’une dizaine de vallées fluviales en milieu urbain. Bien avant l’arrivée des colons européens au 18e siècle, les Iroquois et les Mississaugas utilisaient ce réseau naturel comme voies de commerce et de transport. Aujourd’hui, ces cours d’eau coulent à l’ombre des hauts immeubles et des ponts qui grouillent de véhicules et de tramways.

Pendant des millénaires, ces rivières ont servi d’aires de reproduction pour une sous-espèce indigène de saumon de l’Atlantique, qui frayait dans le lac Ontario comme dans l’océan. Puis, au début des années 1800, les urbanistes ont entamé la construction de digues à travers le réseau riverain de Toronto. Le saumon de l’Atlantique peut sauter jusqu’à trois mètres de haut, mais ça n’a pas été suffisant pour qu’il franchisse les obstacles et remonte vers les sources pour pondre ses œufs. Victime en plus de la surpêche, le saumon de l’Atlantique du lac Ontario avait complètement disparu à la fin des années 1880.

L’extinction de ce grand prédateur a créé un trou béant dans la chaine alimentaire, ce qui a permis aux plus petits poissons de proliférer sans limites. Pour s’attaquer au problème, la province de l’Ontario a entrepris dans les années 60 d’ensemencer le lac avec des saumons de l’Atlantique et du Pacifique, en plus de modifier les digues pour permettre aux espèces de regagner leurs aires de reproduction. Le saumon sauvage se réapproprie peu à peu son habitat sauvage, mais l’équilibre demeure précaire et la province doit encore réintroduire des centaines de milliers de poissons chaque année.

Le retour du saumon dans le lac Ontario a rendu le sport accessible aux habitants du centre-ville comme Odho et sa copine, Manuela, une arboricultrice. En fait, à leur premier rendez-vous, Odho l’a emmené pêcher à la mouche sur la Humber. C’était sa première expérience et, depuis, ils partagent la même passion. 

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« Manu est une vraie championne », déclare fièrement Odho. Elle esquisse un sourire de modestie. «J’avoue qu’ils sont difficiles à attraper», ajoute-t-elle.

Mais l’accessibilité de ce lieu de pêche urbain attire aussi son lot de personnes inexpérimentées ou irresponsables aux comportements plus qu’antisportifs, affirme Rob Cesta, propriétaire du magasin de pêche Drift Outfitters & Fly Shop à Toronto. Il n’est pas rare de voir des gens pêcher le saumon avec des filets et des machettes, ou encore laisser trainer de larges hameçons dans l’eau, plutôt que d’attirer le poisson dans les règles de l’art.

Et comme le saumon de l’Atlantique est une espèce protégée, on considère la rétention des prises comme du braconnage, un délit criminel qui peut entrainer des amendes salées. Plusieurs pêcheurs ne savent même pas distinguer le saumon de l’Atlantique du saumon du Pacifique, ou pire d’une truite arc-en-ciel. D’autres, sans scrupule, éventrent leurs prises pour en récupérer les œufs, dont ils se servent comme appâts.. Cependant, il est possible de rapporter chez soi un certain nombre de saumons du Pacifique.

Il y a encore beaucoup d’éducation à faire, affirme Cesta, mais pêcher le saumon dans les rivières du centre-ville de Toronto constitue sans aucun doute un moment de bonheur privilégié. Les saumons adultes peuvent mesurer plus de 2 pi et peser plus de 15 kg. Comme Odho, la majorité des gens pêchent simplement pour le plaisir. Sitôt leur photo prise, ils relâchent leur trophée pour qu’il poursuive son voyage le long de la rivière. Ensuite, ils remballent leur équipement et montent la colline, avant de prendre le métro jusqu’à la maison.

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Mark Mann est un journaliste et écrivain indépendant basé à Montréal. Il se spécialise dans les longs essais narratifs, les reportages de fond et les critiques culturelles. Il est rédacteur en chef adjoint pour le magazine BESIDE et collaborateur à la rédaction pour la revue d’art Momus. Il publie en outre une infolettre sur l’économie de l’innovation appelée Research Money.

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