La fermentation selon Sandor Ellix Katz

Illustration—Franco Égalité

Sandor Ellix Katz — alias Sandorkraut — est un expert de la fermentation, dont les livres et les ateliers ont inspiré des milliers de personnes à cultiver et à dévorer leurs propres cultures de microorganismes faites maison. Du pain au kombucha, en passant par la bière et la choucroute, Katz apprend à ses disciples à exploiter la «force vitale considérable et directe» des aliments fermentés.

«La fermentation sauvage est un moyen d’incorporer la nature dans votre corps, de faire un avec la nature», écrit Katz. Les techniques simples et adaptables qu’il enseigne «créent un lien puissant avec la magie du monde naturel et avec nos ancêtres».

Pour Katz, les enseignements que nous inculque la fermentation vont bien au-delà de la santé intestinale et de l’émancipation culinaire. Dans son dernier ouvrage, Fermentation as Metaphor (Chelsea Green Publishing, 2020), il expose les grandes leçons qu’il a tirées de l’action transformatrice des microorganismes: des leçons pour nous-même, pour la collectivité et pour les cultures dont nous faisons nous aussi partie. 

Nous avons contacté Sandor Katz pour en savoir plus sur la fermentation en tant que moteur de changement et comprendre pourquoi il n’y a rien qui ne puisse être fermenté.

Vous affirmez que la fermentation est un fait, pas une mode. Que voulez-vous dire par là?
La fermentation, que je définis comme étant l’action transformatrice de microorganismes, est un phénomène naturel. Elle se produit avec ou sans notre intervention et peut décomposer notre nourriture ou la transformer en de véritables délices: alcool, pain, conserves, condiments, marinades, etc. Nous avons inventé des techniques incroyablement élaborées et variées pour maitriser cette force inéluctable. La fermentation est plus vieille que l’humanité, plus vieille que l’histoire, et on la pratique partout.

Vous avez fermenté tant de produits différents… Aujourd’hui, quelles parties de votre pratique sont stables et prévisibles, et lesquelles semblent nouvelles et originales?
Je continue d’expérimenter dans ma cuisine avec des modes de fermentation que j’ai découverts au cours de mes lectures et de mes voyages. La fermentation est un domaine si vaste qu’il y a toujours de nouvelles variantes à tester. Ces derniers temps, je marine des légumes dans une saumure au curcuma et à l’ail que j’adore. J’ai aussi dégusté beaucoup de naem, du porc fermenté à la thaïlandaise dans une pâte de riz, d’ail et de sel. J’ai créé des recettes pour un nouveau livre auquel je travaille, intitulé Fermentation Journeys. Ça m’a donné l’occasion de faire et de boire beaucoup d’alcool de riz et de chicha de jora.

J’ai aussi toujours en réserve de bons vieux classiques comme de la choucroute, du kimchi, du miso, mon levain de 25 ans d’âge, du yaourt, des idlis et de l’arac. La fermentation fait partie de mon quotidien, mais ces routines bien établies ne m’empêchent pas d’expérimenter avec les mêmes ingrédients ou d’introduire des nouveautés.

Quel est le produit que vous avez fermenté le plus longtemps?
Sur mon comptoir de cuisine, il y a une cruche de sauce soja qui est remuée presque tous les jours depuis environ deux ans. J’ai fait vieillir des hydromels, des vins et des misos encore plus longtemps, jusqu’à près de dix ans.

Que vous a appris la fermentation sur le temps qui passe?
Dans la fermentation comme dans les relations — et dans bien d’autres sphères de la vie —, il y a des trésors incomparables et complexes que l’on n’obtient qu’avec le temps.

Vous dites que la fermentation est une métaphore. Pourquoi?
En anglais, nous utilisons le mot fermentation pour désigner tout ce qui est effervescent ou en état d’agitation. Ce terme s’applique à des contextes extrêmement variés. Que ce soit métaphoriquement ou littéralement, il n’y a rien qui ne puisse être fermenté.

Pourquoi les bulles sont-elles si importantes?
Le mot fermentation en lui-même vient des bulles. Lorsque des liquides riches en glucides fermentent, ils créent du dioxyde de carbone, qui se manifeste par des bulles — ça ressemble à ce qui se produit pendant l’ébullition. Le mot fermentation vient du latin fervere, qui signifie «bouillir», parce que les bulles sont l’action la plus visible de la fermentation. Ce sont les bulles qui nous permettent de voir que la fermentation prend vie.

Dans la vie en société, l’effervescence, c’est un moteur de changement, la manifestation de nouvelles idées.

Vous dites qu’en tant que moteur de changement, la fermentation est à la fois douce et inexorable. Comment cette idée s’applique-t-elle à la situation sociopolitique actuelle?
Notre société a un urgent besoin de changement, et des processus sociaux et culturels que l’on peut qualifier de fermentations se produisent partout autour de nous. L’effervescence déconstruit les vieilles idées et en inspire de nouvelles. De Black Lives Matter au Green New Deal, les mouvements transformateurs s’inscrivent dans la fermentation sociale.

Que nous enseigne la fermentation sur la valeur de la diversité?
Littéralement, la fermentation est une manifestation de la biodiversité. La complexité des saveurs les plus exquises est due à l’accumulation de sous-produits métaboliques par une variété de microbes qui se succèdent et fonctionnent comme une grande communauté. Si nous faisons l’éloge des saveurs de la fermentation, nous faisons l’éloge de la biodiversité microbienne. De la même manière, l’effervescence et l’agitation de la fermentation métaphorique sont le produit de la pollinisation croisée de la diversité culturelle, et nous devons faire l’éloge de cette diversité également.

Dans la fermentation, la frontière entre la vie et la mort — ou entre ce qui est délicieux et ce qui est répugnant, entre la beauté et la pourriture — est bien mince. Mais dans notre monde, ces notions semblent très éloignées. Quelle leçon peut-on en tirer?
Les catégories ont beau avoir l’air absolues, elles ne le sont jamais. Les bords et les membranes sont toujours perméables et soutiennent des structures plus petites. Les catégories changent et se recoupent inévitablement. Les organismes vivants meurent pour se transformer en nourriture et permettre à d’autres organismes de se développer. Je trouve le domaine microbien très inspirant. L’idée que la mort est un nouveau commencement plutôt qu’une seule fin me réconforte.

Vous évoquez dans votre livre la notion de «compostage émotionnel». Que désignez-vous par ce terme?
C’est l’utilisation du processus du compostage comme modèle pour gérer nos émotions. Le tas de compost est un exemple vivant de renouvèlement. Nous entassons nos déchets de cuisine et de jardin avec du fumier, des feuilles mortes, des copeaux et toutes sortes de matières organiques; puis, la magie de la transformation microbienne les décompose en humus et alimente la fertilité du sol. Dans le compostage émotionnel, nous décomposons plutôt nos traumatismes, nos doutes, nos souffrances. Au lieu de les nier ou de les laisser nous paralyser, nous les traitons, nous y faisons face et nous les transformons en de nouveaux éléments qui nous font avancer.

Nos Transformations

Dans le numéro 10 de BESIDE, «Nos transformations», Sandor Katz discute des pouvoirs sociaux de la fermentation avec David Zilber, coauteur du Guide de la fermentation du Noma, qui donne des conférences à Harvard sur l’utilisation créative des bactéries, dans le but de former une nouvelle génération de chef·fe·s et de scientifiques.

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