De l’importance de manquer d’originalité

L’artisanat du point de vue d’un apprenti repenti.

TEXTE Mark Mann
ILLUSTRATIONS Vincent Toutou

Pendant mes deux années de formation dans un atelier de verre, j’ai conçu et fabriqué de nombreux vitraux. Si la plupart étaient merdiques, certains d’entre eux passaient le test — et l’un en particulier était plutôt sympa. Beau, même : une création étrange, dotée d’une vie propre. Et c’était une copie.

Je n’ai jamais vraiment voulu être un artisan du vitrail. Jusqu’à ce que je décroche mon diplôme en littérature, et même un peu après, je rêvais d’être écrivain — mais j’ai vite découvert que les rigueurs de la pratique quotidienne me dépassaient. Puisque mon seul autre rêve était de mener une belle vie, j’ai changé de cap : je deviendrais artisan. J’apprendrais un métier ancestral, j’enrichirais le monde avec mes mains et je vivrais du fruit de mon labeur. Surtout, je serais habité d’un sentiment de satisfaction légitime. Ça allait être génial.

N’importe quel métier pouvait faire l’affaire, pourvu qu’il sonne ancien et pittoresque : relieur, ferblantier, vannier, peu importe. Heureusement, le père d’un bon ami, maitre verrier de son état, souhaitait accueillir un apprenti. Encore aujourd’hui, Ted Goodden fabrique des vitraux traditionnels pour les résidences, les églises et les édifices publics; son esthétique allie la bizarrerie de l’art populaire, la finesse de l’art contemporain et le plaisir des arts décoratifs. À l’époque, ça me semblait parfait.

Par un après-midi torride de juillet, j’ai donc rédigé une lettre dans laquelle je lui demandais officiellement de me prendre comme apprenti. Contre toute attente, il a accepté. Deux mois plus tard, j’ai franchi les 700 km et quelques qui séparaient mon modeste appartement de Montréal du studio paisible de Ted, à London, en Ontario. J’étais prêt à entreprendre ma nouvelle vie d’artisan du vitrail.

Si j’ai appris une chose au cours des deux années suivantes, c’est que la vie en atelier est un long fleuve tranquille. Ted travaillait dans un garage rénové, pourvu d’un toit à double pente et de grandes baies vitrées où les œuvres achevées et des feuilles de verre coloré étaient en rotation permanente. Son établi se trouvait au rez-de-chaussée et le mien, à l’étage. Nous avions vue sur le jardin, envahi par la végétation, et sur deux chiens — un noir et un blanc — qui jouaient constamment dans la cour du voisin. Les jours se suivaient et se ressemblaient : nous écoutions la radio, remplissions l’espace qui nous séparait de nos conversations amicales et regardions ces deux chiens gambader. Ted fumait la pipe; comme tout bon apprenti, moi aussi.

Ted parlait souvent du verre en des termes quasi mystiques : la manière dont il ne conserve que brièvement le trait de coupe; la façon dont le bleu retient la lumière le soir venu. À l’échelle moléculaire, le verre ressemble davantage à un liquide qu’à un solide, et ne se forme naturellement qu’à des points de chaleur ou de violence extrêmes, comme des volcans, ou encore à des endroits où la foudre a frappé.

Les êtres humains ont commencé à le fabriquer il y a cinq ou six-mille ans, à l’extrémité est de la Méditerranée. À l’époque, le façonnement d’une vitre de fenêtre aurait relevé de la pure science-fiction; les premiers ouvriers du verre ne confectionnaient que des billes et des éléments décoratifs. En procédant par expérimentation, les verriers ont découvert que l’ajout de diverses « impuretés » permettait de créer des couleurs distinctes, et ce, parce que certaines molécules bloquent des parties spécifiques du spectre lumineux. Par exemple, lorsque l’or est mélangé au verre, il en résulte une belle nuance de rose. Ted en gardait d’ailleurs une feuille ou deux dans le studio, et il m’arrivait de les tenir devant la lumière pour observer leur luxuriance rosée.

Au début du Moyen Âge, les techniques de fabrication du vitrail se sont raffinées au point où celle-ci est devenue une forme d’art prisée, digne des grandes cathédrales dont la construction nécessitait l’engagement de familles d’artisans pendant des générations. Les guildes de fabricants de vitraux gardaient jalousement leurs secrets, tout comme les entreprises se consacrant à l’intelligence artificielle ou à l’informatique quantique protègent aujourd’hui leur propriété intellectuelle. Mais le vitrail ne fait plus partie des technologies de pointe depuis longtemps.

Bien sûr, certains artistes verriers contemporains font appel à des processus chimiques délicats et à des procédés de fabrication avancés; bien sûr, les fers à souder que Ted et moi utilisions étaient électriques, et la meuleuse — qui sert à façonner et à lisser le bord d’un morceau de verre — avait un moteur. Cela dit, le processus demeure fondamentalement le même depuis nos ancêtres médiévaux.

 

Ce n’est pas compliqué; on peut facilement apprendre à assembler un vitrail en un jour ou deux. Les secrets de la pratique, eux, se révèlent au fil des années.

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Ted m’a appris que l’artisanat n’est pas tant une philosophie qu’un rythme. Si la plupart des autres métiers sont frénétiques ou ennuyeux, la vie professionnelle d’un artisan est merveilleusement stable. Mais elle ne manque pas non plus de variété, puisque chaque étape est différente de la précédente. La fabrication d’un vitrail peut exiger que l’on y consacre 40 heures, et même le double. En cours de route, il faut concevoir l’image, tracer un dessin, découper les formes, choisir et tailler le verre en fonction du dessin, couper et façonner le plomb autour des morceaux, souder l’ensemble, enduire le plomb d’un mastic liquide et, enfin, encadrer ou installer le vitrail. Chacune de ces étapes comporte de nombreux petits détails d’exécution, dont la plupart doivent être montrés.

Dans le système de guildes médiéval, l’apprentissage est suivi d’un compagnonnage d’une plus longue durée, où l’apprenti poursuit son instruction auprès d’un nouveau maitre. Ma formation était censée suivre cette voie; au début de ma deuxième année en studio, Ted et moi avons donc commencé à planifier la suite. Nous avons sélectionné des ateliers en Amérique du Nord et en Europe où je pourrais passer au moins cinq ans à perfectionner mon art. Mais à ce moment-là, mon avenir de maitre verrier semblait déjà moins prometteur. Mes vitraux souffraient d’un manque de charme et d’éclat. Sur le plan technique, mon travail était à peu près potable, mais mes dessins étaient malhabiles et frustes.

J’ai œuvré pendant deux mois sur une lampe en verre de mer et, à la fin, j’ai compris que j’avais lâchement trahi la beauté des matériaux en cherchant à réaliser un motif idiot de ma propre invention. C’était là mon problème : l’inventivité. J’étais inconsciemment obsédé par l’originalité, mais mes tentatives de faire preuve d’intelligence ou de flair m’ont souvent conduit à la déception.

Je ne sais pas s’il s’agissait d’un dernier recours ou simplement d’un outil pédagogique, mais Ted m’a alors demandé d’essayer une technique couramment utilisée au Moyen Âge : l’imitation. Il m’a suggéré de choisir un vitrail médiéval et d’essayer de le recréer. Quelque peu soulagé, j’ai parcouru les étagères de l’atelier avant de repérer un curieux vitrail du 11e siècle de l’ancienne église abbatiale de Saint-Denis, en France. Il représente la fuite en Égypte de la Sainte Famille après la naissance de Jésus. Marie, assise sur un âne tourmenté, cueille un fruit à un arbre penché. « Tu t’arrêtes encore ?! », semblent dire Jésus et Joseph, d’un même air fatigué et grincheux. Un petit nuage brun flotte dans le coin droit. Ted et moi pensions que c’était la représentation de Dieu.

Pendant deux mois, je me suis consacré à recréer cette étrange scène, alors même que je redoutais de plus en plus la perspective de passer encore cinq ans, voire le reste de ma vie, dans un atelier de verre… Avec les habiletés limitées que j’avais acquises, la Sainte Famille et ses visages pleins de pathos comique ainsi que l’âne triste sont apparus progressivement sur mon établi. J’étais obsédé par chaque détail : la courbe des sourcils, le paysage rouge brulé. Je planais, mais quelque part dans ma tête, je savais qu’il fallait que je tire ma révérence. Il fallait que je me remette à faire apparaitre des mots sur une page, seul métier que j’avais toujours voulu pratiquer.

Mon Évasion d’Égypte était très réussie, mais à la fin de ma deuxième année d’apprentissage, j’ai cessé de chercher un nouvel atelier où poursuivre ma formation. J’ai plutôt trouvé un emploi que j’aimais et repris l’écriture de zéro, œuvrant lentement durant mes temps libres. Six années allaient passer avant que je puisse me qualifier d’écrivain professionnel, mais le temps n’avait plus aucune importance, car j’avais enfin compris que pour réussir dans un métier, il faut tout donner. Toute son énergie. Tout son temps.

La prise de conscience vient avec une bonne leçon d’humilité, mais l’humilité est utile : c’est la condition préalable à la connaissance. Si je n’avais pas été humilié par mes échecs au point de me contenter d’imiter un vitrail médiéval, je n’aurais rien fait de vraiment beau lors de ma formation. Et si je n’avais pas été humilié au point de comprendre qu’il m’était impossible d’atteindre la virtuosité en seulement deux ans (ou cinq, dix, voire vingt ans), je n’aurais jamais embrassé ma vocation d’écriture avec un tel engagement. La suite n’est qu’application et constance.

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Mark Mann est un journaliste et écrivain indépendant basé à Montréal. Il se spécialise dans les longs essais narratifs, les reportages de fond et les critiques culturelles. Il est rédacteur en chef adjoint pour le magazine BESIDE et collaborateur à la rédaction pour la revue d’art Momus. Il publie en outre une infolettre sur l’économie de l’innovation appelée Research Money.

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