Le camp d’internet

Quelques bribes d’une époque où le web était encore une compétence à acquérir.

Texte—Dominic Tardif
Photos—Simon Couturier

L’entrevue se termine. Je demande à la réalisatrice de me donner son adresse courriel afin que je puisse lui envoyer la référence évoquée pendant notre entretien.

Ses joues deviennent rouges. Raison: elle gère toujours sa messagerie professionnelle à partir d’une adresse Hotmail, ce qui, dans un certain monde adulte, appelle une forme de honte étrange (moins grande que si vous avouiez avoir la gonorrhée, mais plus grande que si vous admettiez vivre encore dans le sous-sol de vos parents à 32 ans).

La confidence que je lui offre l’apaise instantanément: non seulement ma messagerie loge-t-elle aussi chez Hotmail, mais elle loge à l’enseigne d’une adresse profondément marquée par ce maladroit désir d’être cool, typique du début de l’adolescence (doum_tardif@hotmail.com). Pourquoi ne me suis-je jamais doté d’un compte Gmail, comme tous les journalistes culturels qui, chaque semaine, doivent échanger des courriels avec des personnes — écrivains, musiciens, cinéastes — ayant fait de leur bon gout leur métier? Parce que je suis paresseux. Voilà, c’est dit.

Pendant que nous y sommes, voici d’autres informations essentielles à mon sujet:

— La première chanson que j’ai téléchargée sur Napster: « Get Naked », de Methods of Mayhem (le projet rap rock de Tommy Lee).

— Mon vieux pseudo mIRC: dcobain (pour Kurt Cobain, ben oui).

— J’ai longtemps eu une page MySpace, mais jamais de page Google+.

— J’ai mené la première entrevue de ma carrière avec le gérant du Polyson, défunt disquaire de Rouyn-Noranda. Je me rappelle très distinctement lui avoir demandé si les avancées de la technologie — Gildor Roy avait inclus une portion CD-ROM sur son plus récent album — pourraient selon lui infléchir l’avenir du CD. (On me souffle à l’oreille que ça aurait plutôt mal tourné.)

***

J’ai dix ans lorsque je crée cette adresse courriel et je me trouve à la bibliothèque municipale de Rouyn-Noranda, qui invite ses jeunes usagers à participer à un « camp d’internet ». Ces mots-là mis ensemble pourraient aujourd’hui s’apparenter à l’idée de base d’un sketch des Appendices, mais, en 1996, internet n’est encore rien de moins qu’une compétence à acquérir, comme la poterie ou la confection de mouches de pêche.

Au cours de quelques samedis après-midi, des adulescents nous apprendraient donc à envoyer un courriel et à utiliser un moteur de recherche (Alta Vista ou Yahoo!: choisis ton équipe). Des séances entières seraient également consacrées aux stratégies à développer pour débusquer des contenus intéressants — une tâche laborieuse et souvent complexe, dans la mesure où le web était encore cette vaste ile déserte dont nous amorcions tout juste l’exploration.

Il faudrait aussi écrire des articles, au camp d’internet, des articles que nous mettrions en ligne nous-mêmes, ce qui veut dire que j’ai signé bénévolement mes premiers papiers. (L’univers tentait sans doute de me mettre en garde contre la précarité de la vie de pigiste, mais j’étais trop occupé à télécharger des photos de Dave Grohl — deux minutes par image, en moyenne — pour l’entendre.)

Les conseils des moniteurs ne me seraient cependant d’aucune utilité quand, plusieurs années plus tard, je devrais digérer la déception de n’avoir recueilli qu’une poignée de likes avec un statut qui m’avait pourtant grugé des trésors d’énergie.

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Ils ne me serviraient pas, non plus, lorsqu’un violent épisode de combustion spontanée entrainerait dans l’au-delà tous les MP3 que j’avais soigneusement accumulés depuis dix ans, et que je devrais composer avec un curieux sentiment de perte.

Les ex de nos amis: les effacer ou pas de nos réseaux sociaux? Publier la même blague sur Facebook ET Twitter: tolérable ou condamnable? À quelle fréquence changer sa photo de profil sans passer pour un irrécupérable narcissique?

Personne n’aurait su répondre à ces questions, au camp d’internet.

Je me rappelle qu’à ses débuts, le web n’était pas encore cet air que l’on respire partout. Le web était un lieu où nous allions, comme dans « Je vais au dépanneur ».

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J’interviewe cette fois-là une légendaire écrivaine, pimpante nonagénaire, qui entreprend de dresser la liste de ses passetemps. «J’aime faire de l’ordinateur», lance-t-elle, et je crispe les muscles de mon visage afin de ne pas laisser échapper un rire, trop attendri que je suis par cette expression spectaculairement contraire à l’apathie — certes traversée de petits pics d’adrénaline — dans laquelle la technologie nous a englués. Je n’arrive plus très bien à me souvenir de ce qu’était la vie avant le web, une époque que j’ai pourtant vécue pendant une dizaine d’années. Mais je me rappelle qu’à ses débuts, le web n’était pas encore cet air que l’on respire partout. Le web était un lieu où nous allions, comme dans «Je vais au dépanneur». Comme dans «Je vais sur le web».

Et si le souvenir de ma rencontre avec internet ne se résumait qu’à cette vague mais grisante impression d’aller quelque part ? Quelque chose comme l’amorce d’un voyage chaque fois que je tapais à la main h t t p s deux points barre oblique barre oblique w w w…

Le camp d’internet s’est terminé avec l’arrivée de l’été 1996. Les mois suivants, ma généreuse de mère m’offrirait parfois une séance d’une heure derrière un ordinateur à la bibliothèque municipale (lieu de tous les plaisirs), durant laquelle je furèterais pour glaner les maigres — mais précieuses — informations que le web recelait au sujet de mes héros : les VJ de MusiquePlus.

***

Fin 2018. Un ami Facebook est chargé par le critique musical Claude Rajotte de liquider sa tentaculaire collection de disques laser. J’autojustifie mes achats ridiculement excessifs — le chic est désormais au vinyle — en me répétant que plein de musique n’a jamais été pressée sur 33 tours, et qu’on me donnera bien raison quand Apple et Spotify choisiront de suspendre notre accès collectif à leurs bases de données. J’ai lu quelques articles prophétisant cette invraisemblable éventualité, et leur pesant parfum de paranoïa ne m’a pas empêché d’embrasser leurs théories vaguement survivalistes.

Mes nouveaux CD usagés, rescapés de la vente de feu de mon idole de jeunesse, iraient donc rejoindre les pages web que ma mère me permettait de faire imprimer à la bibliothèque de Rouyn-Noranda — dix sous la feuille! — et que j’archivais dans un classeur, une fois revenu à la maison.

Voici peut-être l’image que je choisirais pour décrire à mes enfants (ainsi qu’à tous ceux qui ne connaitront jamais la vie sans la possibilité de re-re-re-re-regarder sur YouTube le solo de Prince dans « While My Guitar Gently Weeps ») l’intensité de ces premiers moments en compagnie d’internet : celle d’un gamin de dix ans qui rapporte chez lui des morceaux de web, sur des feuilles 8 ½ par 11.

***

Il était une fois un gars qui assistait à un spectacle de son groupe préféré et qui, entre la première partie et le show principal, eut le malheur de consulter ses réseaux sociaux. Il y découvrit, sous un article qu’il avait écrit, le commentaire désobligeant d’un troll — un commentaire dans lequel, évidemment, ses compétences journalistiques étaient violemment remises en question. Mots doux de sa blonde, shooter de whisky au bar de la salle de spectacle, rien n’y fit: la soirée était gâchée.

Il était une fois un gars qui, parfois, se forçait à ne pas écouter sur Spotify le nouveau disque d’un artiste qu’il affectionnait pour attendre de s’installer confortablement à la maison avec le vinyle, sans arriver à se convaincre que son petit théâtre lui bénéficiait d’une quelconque manière. Il était une fois un gars qui se demandait si c’était le flux infini de contenus qui avait entamé son enthousiasme pour la musique, ou s’il ne s’agissait simplement que de l’effet de ses 30 ans.

Il était une fois un gars qui consultait son téléphone depuis plusieurs minutes, sans trop savoir ce qu’il cherchait. Sans trop savoir, non plus, comment l’exaltation du voyage avait pu laisser place à pareille fatigue sourde.

Dominic Tardif est né en 1986 à Rouyn-Noranda et habite aujourd’hui Montréal. Il collabore à différentes publications, dont Le Devoir, et a souvent été entendu sur les ondes d’ICI Première. Il a interviewé Gildor Roy il y a quelques années, mais a oublié de l’interroger au sujet de la portion CD-ROM de son album de 1996, Plein l’dos. 

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