Nouveaux récits
Le monde utopique du VUS
C’est une recette vieille de 100 ans: la publicité instrumentalise la nature pour nous vendre des voitures polluantes, explique Guillaume Rivest. Alors, pourquoi achetons-nous malgré tout?
Texte—Guillaume Rivest
Illustrations—Mélanie Masclé
Canot sur le toit, vélo à l’arrière, un VUS s’éloigne vers le sommet d’une montagne, avec, à son bord, un jeune couple heureux. Voilà tout ce qui manquait à son bonheur: un moteur V6 avec traction intégrale dernière génération.
Dans les jours suivant le visionnement de ces images, une personne ajoutera peut-être un véhicule énergivore de plus dans le parc automobile du Québec. Ce ne serait pas une exception; depuis 1990, le nombre de «camions légers» (VUS, camionnettes, multisegments et fourgonnettes) sur les routes de la province a augmenté de 260%.
Pour ma part, j’ai toujours un léger malaise quand je vois des publicités de VUS. J’ai l’impression qu’on veut me transmettre le message suivant: «Si vous ne faites pas de plein air, c’est parce que vous n’avez pas la bonne voiture.»
Cette tentative de manipulation me fait grincer des dents. Je gagne ma vie par l’aventure, que ce soit à titre de guide, de formateur en plein air ou de journaliste. Mon moyen de transport ne m’a que très rarement limité en termes d’accès au territoire. La Toyota Tercel de mon ami François m’a mené jusqu’aux confins du Yukon, sur la Dempster Highway — point de départ de treks qui ont duré plus d’une semaine. Pendant une dizaine d’années, ma Toyota Yaris a vaillamment charrié mon canot et mon kayak (parfois les deux en même temps) sur des milliers de kilomètres de chemins forestiers, afin que j’explore mon Abitibi natale. Elle a fait office de VTT aussi souvent que de voiture.
Ce n’était peut-être pas le moyen de transport optimal. Mais ce qu’il faut retenir, c’est qu’on ne fait pas du canot parce qu’on a une Subaru Forester 2021. On fait du canot parce qu’on fait du canot.
Or la nature vend, et les spécialistes du marketing le savent. Selon une étude publiée par Équiterre — on peut en consulter les résultats ici et ici —, on la retrouve dans 68,2% des publicités canadiennes faisant la promotion des camions légers. Les véhicules sillonnent le lit d’une rivière asséchée, les routes d’une forêt éloignée ou encore le chemin vers le haut d’une montagne. Ce qu’on cherche à nous vendre, ce n’est pas une voiture: c’est un mode de vie. Un passeport pour l’aventure, un aller pour un monde sans limites.
Cette tactique ne date pas d’hier. Dès les années 20, les constructeurs automobiles ont abondamment utilisé l’imagerie de la nature dans leurs publicités. On voulait nous faire croire qu’il était possible de s’affranchir des contraintes et de la laideur du monde urbain. Henry Ford a déjà déclaré: «Nous allons résoudre le problème de la ville en quittant la ville.»
Dans son article «”You Belong Outside”: Advertising, Nature, and the SUV», le professeur de l’Université Simon Fraser Shane Gunster explique bien comment les publicistes «utilisent la nature pour faire la promotion d’une forme de technologie désastreuse d’un point de vue écologique».
D’après lui, on exploite l’image du monde sauvage pour mousser l’idée — utopique — selon laquelle un produit peut nous extirper du malaise lié à la vie urbaine.

Le 4X4 nous permettrait de quitter spontanément nos quotidiens effrénés au profit de la simplicité et de la tranquillité des grands espaces. On cultive le mythe de la nature comme lieu de transformation; voilà enfin la révélation qui donnera du sens à nos vies.
On semble oublier que la nature est aussi accessible en petite voiture, en autobus, en vélo et parfois même à pied. Quant à ce fameux moment d’introspection qu’on nous promet à chaque publicité, il n’est manifestement pas lié à nos possessions matérielles, mais bien à notre état d’esprit. Le plus paradoxal? On cherche à nous convaincre de consommer pour répondre à une crise causée par le capitalisme lui-même, résume Shane.
Le hic, c’est que les voitures menacent plus que jamais la nature qu’on utilise pour nous les vendre.
Une incohérence manifeste
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Toujours dans le rapport publié par Équiterre, on apprend qu’un camion léger émet en moyenne 31% de gaz à effet de serre (GES) de plus qu’une voiture standard. Considérant la popularité de ce type de véhicule, il n’est pas étonnant que le secteur du transport soit le plus gros émetteur de GES de la province — dépassant même le secteur industriel.
En 2020, au Québec, quatre voitures vendues sur cinq entraient dans la catégorie des camions légers. Si nous choisissons ces véhicules malgré le fait qu’ils sont très polluants, c’est peut-être parce que les publicistes déploient l’arsenal complet pour nous en convaincre. En 2019, ce sont 1,6 milliard de dollars qui ont été investis en publicité numérique par le secteur automobile canadien — soit le deuxième plus gros investissement du genre au pays. Et 79% de ce budget a été consacré à promouvoir les camions légers.
Mais pourquoi est-ce que l’accent est mis sur des voitures plus polluantes, au détriment des modèles économiques? Selon Samuel Lessard, journaliste spécialisé en automobile, c’est une question d’argent. «Pour les constructeurs, c’est beaucoup plus payant de nous vendre un camion léger qu’un véhicule traditionnel. Ils utilisent à peu près les mêmes composantes techniques pour fabriquer les deux, mais la marge de profit est beaucoup plus importante sur le premier.» En effet, le prix à l’achat d’un camion léger est jusqu’à 40% plus élevé que celui d’une voiture ordinaire.
Paradoxalement, certains camions légers, comme les VUS, sont de moins en moins conçus pour la nature, et de plus en plus pensés pour le monde urbain, m’explique Samuel. «Par exemple, le HR-V de Honda est vendu comme un véhicule tout terrain. Dans les faits, le constructeur a pris une Honda Fit, qui était une toute petite auto, et a grossi et surélevé l’habitacle. La traction intégrale vient même en option — mais on présente quand même cette voiture comme un VUS.» Résultat: on se retrouve avec un véhicule plus cher, plus polluant… et parfois loin de remplir ses promesses.

Pendant que les ventes de camions légers explosent, je ne peux m’empêcher de penser que la très grande majorité d’entre eux n’iront probablement jamais dans le bois. Combien toucheront même une route de gravier?
(Et on ne parle pas, ici, d’une zone de travaux au centre-ville de Montréal.)
Un Ford F-150, quand on est entrepreneur en construction, c’est peut-être justifiable. Ce l’est moins si on l’utilise pour aller faire l’épicerie ou parcourir le trajet entre la maison et le travail.
Détacher la nature de la publicité
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Alors, pourquoi achetons-nous malgré tout? Pour nous donner un (faux) sentiment de liberté? Pour nous prouver que le moment cathartique tant recherché sera plus accessible avec quatre roues motrices?
Et si cela trahissait un malaise profond? Fondamentalement, nous voulons nous reconnecter à ce monde naturel dont nous sommes issu·e·s, mais beaucoup d’entre nous ne savent plus comment s’y prendre. Par où commencer pour nous réapproprier ces espaces à la fois hostiles et familiers? La réponse est d’une banalité déconcertante: en sortant dehors, tout simplement.
C’est peut-être pour cette raison que les publicités automobiles fonctionnent aussi bien. En associant sans vergogne nature et VUS, elles nous donnent une réponse «facile» — achetable — à une perte de repères qui peut sembler vertigineuse.
Mais ce que les publicités omettent de dire, c’est que le contact avec la nature s’opère très mal dans un habitacle climatisé, avec de la musique crachée par un hautparleur Bluetooth.
L’aventure peut très bien se passer de VUS, voire de voiture tout court. Peu importe la façon dont vous vous êtes rendu·e·s à la rivière, le vrai périple commence une fois dans le canot.
La connexion avec la nature ne se vend pas. Elle se vit.
Guillaume Rivest est un chroniqueur et un journaliste indépendant originaire d’Abitibi-Témiscamingue. Titulaire d’un baccalauréat en politique appliquée et d’une maitrise en environnement, il se passionne pour le plein air et la nature — il est d’ailleurs guide pendant la saison estivale. Il collabore à l’émission Moteur de recherche, sur Ici Radio-Canada Première.
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