Prompt rétablissement

La convalescence, c’est le corps qui revendique son propre rythme.

Texte et photos—Catherine Bernier

Au printemps dernier, j’ai chevauché une vague qui allait changer la chimie de mon cerveau pour la prochaine année, voire le reste de ma vie.

Ce matin-là, une dernière tempête d’hiver s’est déclarée sur les radars. Mon copain et moi avons décidé de partir en quête des meilleures vagues, avec nos ami·e·s, à quelques heures de notre maison néoécossaise. Arrivée sur la plage rocheuse, j’étais déjà prise de ce mélange d’excitation et de fébrilité qui précède toutes mes sorties de surf. Une fois à l’eau, j’ai attrapé quelques vagues satisfaisantes; puis, voyant les plus imposantes prises d’assaut par d’autres surfeur·euse·s, j’ai décidé de tenter le coup moi aussi.

Je me suis mise à pagayer fort pour prendre une vague qui dépassait largement ma hauteur.

Si j’ai réussi mon atterrissage sur la planche, je ne suis pas parvenue à me synchroniser avec la vélocité de la vague : celle-ci s’est cassée sur ma nuque. En une fraction de seconde, j’ai été projetée face première en son creux. J’ai entendu un craquement dans mes vertèbres, avant de rouler quelques tours.

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Une fois remontée à la surface — et franchement étourdie —, j’ai été prise d’un fou rire (surement nerveux). J’ai l’habitude de me faire secouer en surf; c’est donc sans hésiter que je me suis offert une dernière vague, ma meilleure de la séance, avant de revenir sur la terre ferme.

Le midi, happée par une fatigue soudaine, je me suis étendue 15 minutes. Puis, malgré un mal de cou qui s’aggravait, j’ai englouti deux anti­inflam­matoires et un café, et je suis retournée surfer. Je déteste manquer des activités qui me font me sentir vivante. L’inertie, ce n’est pas pour moi.

Ce soir-là, des spasmes de douleur m’ont empêchée de dormir et la pression dans mon cerveau est devenue insupportable. Malgré tout, j’ai encaissé une longue journée de travail à distance le lendemain. Je suis directrice de création et rédactrice-photographe à mon compte; je ne calcule pas les heures que je passe devant un écran.

À ce moment-là, j’étais loin de me douter que je souffrais de lésions cérébrales causées par le mouvement du cerveau dans ma boite crânienne — ce qu’on appelle communément une commotion cérébrale —, et qu’un repos complet était essentiel.

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Toujours dans un souci de performance, je me suis obstinée à bosser malgré les étourdissements, l’inflammation, la pression à la tête, les nausées, les vagues d’émotions et l’irritabilité au son et à la lumière.

***

Personne d’autre que moi ne pouvait me forcer à travailler. Or, il aura fallu l’avis de plusieurs spécialistes pour me convaincre de prendre le temps de guérison nécessaire. Un temps de guérison qui, la neuropsychologie le dit, dépend de plusieurs variables: la fatigue accumulée avant l’accident, nos anciennes blessures physiques et émotives — y compris toutes les fois où nous sommes tombé·e·s depuis notre naissance —, notre sexe, le soutien de nos pairs, nos efforts de réadaptation, et j’ajouterais la bienveillance que nous nous accordons. Car non, le cerveau n’est pas réglé au quart de tour tel un Google Calendar.

Après quelques tentatives de retour au travail et au surf trop précoces, j’ai dû faire face à la réalité: le rythme qui me définissait avant ne m’allait plus du tout. J’ai abdiqué, et j’ai tout arrêté pendant un mois, ou presque.

«Prompt rétablissement!» m’ont souhaité mes ami·e·s et collaborateur·rice·s. Un souhait para­­­doxal, car la convalescence est rarement prompte. Dans un décor brumeux — celui de la Nouvelle-Écosse — à l’image de ce qui se passait dans ma tête, j’entamais donc cette période de repos en ressentant de la culpabilité: celle d’avoir négligé les signaux physiques et mentaux de mes blessures. Quand ça ne saute pas aux yeux (comme une jambe cassée), que les maux sont invisibles de l’extérieur (comme l’épuisement professionnel et la dépression), il est souvent plus difficile de les reconnaitre. Chez soi, et chez les autres. La commotion cérébrale est une blessure incomprise, qui recèle de nombreux mythes et tabous. Face à l’étonnement de certaines personnes de mon entourage, j’ai souvent senti que je devais me justifier parce que je ressentais encore des symptômes. Pourtant, chaque com­motion est différente, et ses effets peuvent se manifester pendant des mois, voire des années.

Même si je me reposais dans un environnement apaisant, mes pensées, elles, avançaient à toute vitesse. Un feu roulant de neurones sur le pilote automatique. Après quelques minutes assise sur ma chaise Adirondack à «relaxer», je me surprenais à penser à mes projets créatifs, à de nouvelles idées, à de nouveaux modèles d’affaires. Mes pensées, bien que positives, étaient tournées vers l’avenir. Il fallait que j’occupe mon temps et que je me sente utile. Il faut dire que j’ai habitué mon cerveau à gérer un nombre important d’informations en simultané; pour faire sa place dans le monde du travail, on doit apprendre à se dépasser. Or, la commotion m’obligeait à prioriser une chose à la fois.

Imaginez le contraste: j’étais cette pilote de Formule 1 qui, après un accident, devait compléter sa course avec une voiture endommagée, ne dépassant pas les 20 km/heure. Il était temps que je me range.

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En tant que professionnelle exerçant un travail de création, je m’identifie à ce que je produis. Ralentir impliquait que je me retire de ce milieu qui ne s’essouffle jamais. Allait-on m’oublier si je ne publi­ais plus rien sur les réseaux sociaux? Pourrais-je réali­ser tous mes projets avec une moitié de salaire? Allais-je regretter pour le reste de ma vie d’avoir refusé tel contrat alléchant? Comment pourrais-je me payer la myriade de spécialistes dont j’avais besoin pour mes traitements? Toutes ces questions exerçaient une pression supplémentaire sur mon cerveau déjà submergé: la lumière, les sons, les déplacements, les conversations…

Je devais trouver un autre moyen d’exister. Et pourtant, ressentir de la douleur fait partie de l’existence. Encore aujourd’hui, la mienne prend la forme d’angoisses, de vertiges, de migraines et de maux de cou, qui débarquent dès que je suis le moindrement préoccupée ou que je dépasse ma capacité métabolique pour la journée. Et je ne peux pas — je ne peux plus — les engourdir par un mode de vie effréné.

Il m’aura fallu un moment avant de le comprendre: la commotion était la goutte qui a fait déborder le vase d’un épuisement professionnel exacerbé par la pandémie. Guérir exige de plonger dans ses vulnérabilités: en ce qui me concerne, la peur de manquer quelque chose, le besoin de plaire — ou, du moins, de ne pas déplaire —, et un perfectionnisme qui frôle l’acharnement. Au travail, j’ai donné beaucoup et, maintenant, on s’attend à beaucoup. La commotion m’a forcée à me sortir de ce cercle vicieux. À redéfinir les attentes, les miennes et celles des autres.

J’évite maintenant les aliments inflammatoires et l’alcool. Mes soirées entre ami·e·s finissent tôt, et mes journées sont ponctuées d’exercices beaucoup moins excitants que le surf pour ramener mon système vestibulaire à la normale. Je travaille environ trois jours par semaine, au gré de ma condition. Je fais tranquillement le deuil de ma spontanéité, du moins pour le moment : avant d’accepter un contrat, un souper, une sortie, je sonde mon réservoir d’énergie. J’ai l’impression d’être l’amie, la collaboratrice ou la blonde plate qui dit «non» trop souvent, mais j’apprends à le voir autrement.

Ce que j’apprends, aussi, c’est que le corps a un temps qui lui est propre. On peut bien tenter de lui imposer le nôtre — avec nos réflexes et nos envies —, il reviendra toujours à la charge. C’est confrontant, mais c’est le chemin de la convalescence.

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Je constate la chance que j’ai de pouvoir m’arrêter alors que d’autres en sont incapables pour des raisons familiales ou financières. Je me sais aussi privilégiée de collaborer avec des gens ouverts d’esprit, prêts à travailler autrement avec moi — chose qui n’est pas toujours possible dans des cadres de travail plus traditionnels.

Quelques mois ont passé depuis ma commotion, mais ma convalescence est loin d’être terminée. Aux prises avec des symptômes résiduels dus à l’usure physique et mentale que je me suis infligée avec le temps, je ne suis plus la fille ultraperformante que j’étais. Et c’est OK. La pilote prend tranquillement plaisir à conduire sa petite voiture sur une route de campagne. À basse vitesse, c’est fou comme on voit mieux.

Directrice de création, rédactrice et photographe indépendante, Catherine Bernier est aussi diplômée en psychologie de l’orientation. Qu’elle se trouve à Sainte-Flavie, en Gaspésie (son village d’origine) ou en Nouvelle-Écosse (sa province d’adoption), elle cultive un lien privilégié avec l’océan et les territoires sauvages.

Des temps nouveaux

Cet article est tiré de notre plus récent numéro: Des temps nouveaux

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