Une réponse à l’oubli

Le «syndrome de la référence changeante» compromet notre capacité à reconnaitre les profondes mutations de la biodiversité et du climat. Et si la solution passait par l’observation—collective et attentive—de la nature?

Texte—Mark Mann
Illustrations—Julien Posture

Pour être honnête, j’ai toujours détesté les oiseaux. Je n’ai jamais pu supporter leurs becs fouineurs, leurs cris de dinosaures et les soubresauts mécaniques de leur tête. Les poules et les mouettes—les pires représentantes de l’espèce aviaire—sont largement responsables de mes préjugés négatifs, dont je n’avais jamais pris la peine de me défaire, jusqu’à tout récemment, et qui remontent à mon enfance à l’Île-du-Prince-Édouard.

En décembre dernier, j’ai déménagé avec ma famille dans une nouvelle résidence montréalaise, pourvue d’un bureau donnant sur une petite cour. Cela m’apparaissait comme une bonne occasion de donner une seconde chance aux volatiles, d’autant plus que mon épouse avait décidé de m’offrir une mangeoire à oiseaux pour Noël. À l’arrivée du printemps (et de la pandémie), je l’ai soigneusement remplie de graines et me suis posté à ma table de travail pour voir qui se montrerait le bout du bec.

Quelques jours plus tard, la cour était envahie par un essaim étourdissant de créatures sautillantes aux ailes brunes et aux joues blanches. Au bout d’une semaine de recherches sporadiques sur Google, j’en ai conclu que c’étaient des moineaux domestiques. Et bien que cette espèce animale soit l’une des plus répandues dans le monde, cela n’atténuait en rien le sentiment de triomphe que leur identification avait fait naitre en moi. La semaine suivante, après quelques efforts supplémentaires, j’apprenais à reconnaitre, grâce à leur plumage étoilé et à leur bec jaune vif, les étourneaux sansonnets de la ruelle.

Gagné par ma nouvelle passion pour l’ornithologie, je me suis mis à chercher d’autres spécimens à identifier, mais partout où je posais les yeux, il n’y avait que des moineaux et des étourneaux.

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Omniprésents, ces deux envahisseurs d’Europe sont reconnus pour s’approprier les sites de nidification et les sources de nourriture des oiseaux indigènes. Même s’ils suscitent—au mieux—l’ennui des connaisseur·euse·s, l’amour que je leur portais demeurait intact.

C’est une époque étrange pour découvrir les joies de l’ornithologie. D’après une étude publiée en octobre 2019 dans Science, les populations d’oiseaux ont chuté de 29 % depuis 1970 en Amérique du Nord. Quoique les rapaces et les espèces en zone humide regagnent en nombre, d’autres variétés, comme les insectivores aériens et les oiseaux marins, sont poussées vers l’extinction par un ensemble de facteurs: insecticides, perte d’habitat, pollution et changements climatiques, notamment. À eux seuls, les chats sont responsables de la mort de quatre milliards d’oiseaux en Amérique du Nord chaque année.

Pour les ornithologues néophytes, la lente disparition de certaines espèces est aisément éclipsée par le plaisir invariable que leur procure leur passetemps. L’observation d’oiseaux connait d’ailleurs un regain de popularité grâce aux applications qui permettent de les identifier et de partager ses trouvailles.

«Aujourd’hui, un jeune amateur aperçoit quelques oiseaux et se dit: “Wow, ça fait beaucoup!” Seulement, un ornithologue actif depuis 70 ans se rappelle l’époque où il y en avait 4 ou 5 fois plus», soutient Joël Coutu, spécialiste des oiseaux sauvages de Montréal.

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Cette forme d’amnésie environnementale est désignée comme le «syndrome de la référence changeante», un concept qui a révolutionné l’écologie au cours des dernières décennies. L’idée est simple: chaque génération évalue, sa vie durant, l’état de la nature à l’aune de son premier contact avec elle—son «point zéro».

Cela fait en sorte que nous sommes incapables, collectivement, de répondre à la dégradation de la nature; nous n’en percevons jamais l’ampleur véritable. Et lorsque nous intervenons, nos objectifs de restauration sont trop souvent à des lieues de ce à quoi devraient ressembler des écosystèmes sains.

Il y a 25 ans, le biologiste marin Daniel Pauly a créé l’expression «syndrome de la référence changeante» pour décrire un angle mort, à la fois subtil et flagrant, dans la manière dont ses collègues et lui évaluaient les pertes dues à la surpêche. Il écrivait que «chaque représentant·e d’une génération prend comme référence les stocks et les espèces tels qu’ils existaient au début de sa carrière». Ce faisant, les chercheur·euse·s effacent par mégarde la dégradation antérieure et établissent un plancher invisible qui limite la restauration.

«Nous transformons le monde, mais nous ne nous en souvenons pas», a déclaré Pauly des années plus tard, lors d’une conférence TED à propos des iles Galapagos—un endroit que les brochures touristiques décrivent encore comme «vierge», même si des espèces indigènes, comme les tortues géantes et les iguanes marins, y sont en danger d’extinction.

D’emblée, le concept de Pauly a trouvé écho auprès de ses pairs. Mais pour le valider de manière empirique, il a fallu attendre que la chercheuse Loren McClenachan déniche, en 2009, une boite de vieilles photos montrant des pêcheur·euse·s avec leurs prises à Key West, en Floride. En comparant ces images datant des années 50 avec ses propres clichés pris sur le même quai, McClenachan est parvenue à déterminer que la taille moyenne des poissons était passée de près de 20 kg à un peu plus de 2 kg. Or, les prises plus modestes des adeptes de pêche d’aujourd’hui n’émoussent ni leur enthousiasme ni leur satisfaction.

Bien que nous établissions notre point zéro initial à l’enfance, des recherches montrent que nous en instituons de nouveaux tout au long de notre vie. Une étude récente a examiné plus de deux milliards de tweets américains pour déterminer comment les perceptions des évènements météorologiques exceptionnels ont évolué dans le temps. Les auteurs ont découvert qu’en moyenne, nos impressions à l’égard du climat sont basées sur notre expérience des deux à huit dernières années. Inutile de dire qu’il s’agit d’une mauvaise nouvelle pour notre capacité à déceler les changements dus au réchauffement planétaire.

Au-delà de Twitter, il existe quantité de preuves qui témoignent de notre tendance à normaliser ce qui était récemment impensable. L’hiver dernier, les feux de brousse en Australie ont ravagé 18,6 millions d’hectares et tué plus d’un milliard de mammifères, d’oiseaux et de reptiles. Trente-quatre personnes ont perdu la vie et plus de 35 000 maisons ont été détruites. Bien que les incendies aient continué à faire rage pendant des mois, la couverture médiatique s’est essoufflée peu à peu. David Wallace-Wells, auteur de La Terre inhabitable, affirme que «la durée de l’horreur climatique nous a permis de la normaliser, alors même qu’elle continue de se dérouler». Au moment où j’écris ces lignes, la Californie connait les pires incendies jamais enregistrés dans l’État. Jusqu’ici, 1,3 million d’hectares ont brulé. Mais pour moi qui suis dans mon bureau montréalais, à près de 5 000 km de là, ils font partie de ce que Wallace-Wells surnomme «le bruit blanc de la catastrophe tout autour de nous». La couverture médiatique des feux de forêt en Californie n’a pas encore fléchi. Toutefois, alors que les flammes sont loin d’être éteintes, nous entrons déjà dans la saison des ouragans, et puis ce sera le retour de la période des incendies en Australie. Le cycle se poursuit. Nous allons continuer à nous habituer.

Il n’y a personne parmi les vivants dont le point de référence se rapproche un tant soit peu des degrés de biodiversité préindustrielle—et les pertes ne cessent de s’accroitre. Environ 174 000 espèces se sont éteintes dans les 20 dernières années, selon certains modèles informatiques. Vous rappelez-vous la disparition de la panthère nébuleuse de Taïwan ou du phoque moine des Caraïbes? Peut-être pas, mais vous vous souvenez surement de la mort du dernier spécimen mâle de rhinocéros blanc du Nord, en raison des photos largement diffusées de ses derniers jours, aux côtés des garde-chasses qui le protégeaient. Il y en a déjà eu des milliers comme lui, mais à partir de 1984, leur nombre est tombé à 15 à cause du braconnage. Aujourd’hui, il ne reste que deux femelles; l’espèce est fonctionnellement éteinte. «Un animal très abondant devient rare avant de disparaitre», explique Pauly.

 

«On ne perd jamais d’animaux abondants, seulement des animaux rares. C’est pourquoi leur perte parait moins grave.»

– Daniel Pauly
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Même nos succès de conservation ne sont pas aussi concluants qu’ils en ont l’air. Les spécialistes de l’environnement Jennifer Jacquet et Jeremy Jackson citent en exemple plusieurs réhabilitations célèbres, dont celles des aigles à tête blanche et des baleines grises—deux animaux récemment sauvés de l’extinction et rayés de la liste des espèces en danger. Or, selon eux, leur nombre actuel semble élevé seulement si l’on se réfère au creux historique des 50 dernières années. Il est évident que leurs populations sont considérablement plus petites qu’elles l’ont déjà été.

La disparition d’espèces fauniques emblématiques laisse présager un autre désastre, plus silencieux celui-là, outre la sixième extinction tant redoutée et la destruction de la biodiversité: le déclin précipité de populations d’oiseaux et d’insectes encore répandus à ce jour, dont le nombre dépassait autrefois l’imagination.

En 2018, le New York Times Magazine annonçait que l’apocalypse des insectes avait sonné. Dans un article devenu viral, la journaliste Brooke Jarvis témoignait des préoccupations croissantes des scientifiques quant à la disparition discrète d’un univers en soi—une perte d’abondance qui pourrait altérer la planète de manière insoupçonnée. Les entomologistes, écrit-elle, ont donné un surnom à cette mystérieuse éradication: l’effet parebrise. Il y a à peine 20 ou 30 ans, une balade en voiture à la campagne perpétrait un massacre d’insectes si sanglant qu’il fallait parfois avoir recours aux essuie-glaces pour discerner la route. Aujourd’hui, les parebrises demeurent étonnamment propres.

Je me rappelle encore nos longues sorties à bord de l’auto familiale, pendant lesquelles j’observais les insectes s’écraser à répétition dans la vitre avant : une source de divertissement fiable pour un enfant lorsque la radio diffuse les nouvelles en boucle. Mon fils de un an, lui, ne connaitra jamais les joies de cette distraction morbide. En 2017, les données publiées par une société entomologique d’Allemagne révélaient que la biomasse des insectes volants dans les réserves naturelles du pays avait baissé de 76 % depuis 1990, une diminution appuyée par d’autres études. Évidemment, si le nombre d’insectes est en chute libre, ce n’est pas sans conséquence pour les volatiles qui s’en nourrissent: la moitié de tous les oiseaux champêtres d’Europe ont disparu en seulement trois décennies, relève Jarvis.

Néanmoins, une petite note d’espoir subsiste, du simple fait que nous sommes conscients de la situation. Si ce n’était de l’enthousiasme des citoyen·ne·s scientifiques qui ont mesuré assidument les populations d’insectes, nous en serions restés au vague sentiment que quelque chose cloche—mais même cette impression aurait fini par s’estomper. La connaissance est, en soi, un miracle. «Depuis longtemps, les amateur·trice·s nous fournissent une grande part des informations fragmentaires dont nous disposons sur la nature», rapporte Jarvis. «Malgré toutes nos avancées technologiques, le monde naturel demeure immense et complexe. Pour beaucoup, le meilleur moyen de comprendre ce qui s’y passe est de l’observer, longuement.»

Les scientifiques dépendent de plus en plus des données récoltées par les passionné·e·s. «L’application eBird a remis l’ornithologie au gout du jour», pense Samuel Denault, un ornithologue de Montréal. «En ce moment, c’est probablement la base de données la plus précise qui existe.» Les identifications erronées y sont rapidement corrigées par la communauté, très active, dont les membres sont en partie motivés par la structure compétitive d’attribution des points, qui récompense les meilleurs d’entre eux.

McClenachan a aussi besoin des observateur·trice·s non scientifiques pour faire progresser ses recherches. D’un côté, elle continue à fouiller les archives afin de dresser un portrait à long terme de l’histoire naturelle—elle étudie, par exemple, une carte marine des années 1770 pour documenter les récifs de corail des iles Keys en Floride, ou encore des menus de restaurant pour déterminer quels poissons étaient capturés et servis dans des lieux donnés. De l’autre, elle passe énormément de temps à interviewer des pêcheur·euse·s. «Ils sont d’incroyables historien·ne·s de la nature», croit-elle. «Le grand problème avec l’océan, c’est que nous sommes des animaux terrestres. Le nombre d’heures que nous pouvons passer à scruter la mer est limité; les adeptes de pêche, eux,  ont fait des observations sur cette vie marine.»

Plus j’en apprenais sur le syndrome de la référence changeante, plus je devenais convaincu de la valeur de l’observation, surtout si nous nous regroupons en bataillons de témoins vigilants.

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Je voulais contribuer à une forme de répertoire collectif, mais ma pratique ornithologique avait peu progressé au-delà des deux espèces banales qui fréquentaient ma cour et ma ruelle. Par un samedi matin frisquet de septembre, j’ai donc participé à une excursion dans un vaste territoire en friche près de l’aéroport, appelé le Technoparc. Cette oasis urbaine non protégée de milieux humides et de boisés est l’un des coins préférés des ornithologues montréalais, d’autant plus qu’à peu près personne d’autre ne la fréquente.

La saison migratoire automnale était bien entamée lorsque nous nous sommes garés dans une voie désaffectée, près d’une piste d’atterrissage. Plusieurs oiseaux de passage avaient séjourné tout l’été dans le Nord—certains aussi loin qu’en Arctique—pour élever leur progéniture et se gaver d’insectes. À présent, ils redescendaient vers les tropiques en empruntant la voie migratoire de l’Atlantique. Télescope et trépied en main, Joël Coutu guidait notre groupe d’une quinzaine de personnes en nommant gentiment les silhouettes furtives qui remuaient dans les branches. Un moqueur-chat, en route vers les Caraïbes, miaulait dans le sous-bois pour effrayer ses compétiteurs. Nous avancions à pas lents, en nous arrêtant tous les six ou huit mètres pour scruter fixement les bois. Mon fils, qui adore pointer les arbres en babillant, semblait se plaire en compagnie de tant d’autres personnes qui, comme lui, aiment pointer les arbres en babillant.

De retour vers la voiture, j’ai inscrit le moqueur-chat dans eBird—ma première entrée! Je me rendais compte que l’ornithologie est l’art d’heureux hasards. On erre dans l’espoir que quelque chose de spécial se produise. Mais ma satisfaction devait être de courte durée: un peu plus tard, j’ai reçu une alerte par courriel, comme quoi l’humain avait éliminé les deux tiers de la faune mondiale au cours du dernier demi-siècle. C’est le genre de renseignements que la plupart d’entre nous apprennent des médias; on ne peut pas se rendre compte d’une telle chose en mettant le nez dehors. L’ornithologie apparait construc­tive, mais quel est l’intérêt de noter la présence d’un seul et unique moqueur-chat—une espèce courante dont la population est stable—quand le portrait général est aussi sombre?

Depuis les manifestations monstres pour le climat de septembre 2019, j’ai beaucoup réfléchi à la place de l’individu au sein des mouvements collectifs. Tout comme marcher dans la rue constitue une maigre contribution à la lutte climatique, identifier des oiseaux chanteurs au parc représente un apport infime au grand éveil écologique. En revanche, des centaines de milliers de personnes qui déambulent ensemble incarnent un symbole fort. De même, l’agrégation de centaines de milliers d’observations dresse un portrait de la nature à la fois vaste et détaillé, qui se déploie à travers le temps et l’espace, au-delà de la vision à court terme des individus, voire de générations complètes.

Même en dramatisant la situation de la sorte, je ne suis pas convaincu que de tenir un registre de volatiles sur une application apporte quoi que ce soit. J’ai toutefois l’impression de tendre dans la bonne direction.

Chaque entrée dans la base de données est comme un vote en faveur d’une vision à long terme.

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Le syndrome de la référence changeante peut facilement susciter le pessimisme, puisqu’il suggère que notre amnésie impose une limite psychologique infranchissable, un obstacle qui nous empêche d’entrevoir l’ampleur du désastre écologique. Mais son existence prouve aussi notre grande capacité d’adaptation. Si nous arrivons à normaliser les changements négatifs, nous pouvons faire de même avec les changements positifs. Il est possible d’envisager notre point zéro comme un espace de découverte à partir duquel observer la nature, et la place que nous y occupons. Ce n’est pas une frontière: c’est un territoire à explorer.

Numéro 09

Cet article est tiré de notre plus récent numéro.

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Cet article a été publié dans le numéro 09.

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