Disparition en plein vol

Le déclin de l’espèce de mouette la plus abondante sur Terre

Texte & photos—Charles Post

Imaginez un littoral nordique comme ceux du Grand Nord, là où l’on peut apercevoir toute l’année des blocs de glace. Imaginez la cacophonie et le jacassement de milliers d’oiseaux marins, le bruit des ailes qui fendent l’air salin, leurs silhouettes inclinées émaillant le ciel par-delà nos têtes, au-dessus des vieilles cabanes et des rorbuers, des quais, des falaises et des caps recouverts de nids moussus en forme de coupelle.

Imaginez maintenant que tout ce vacarme, toute cette agitation disparait soudainement et qu’un silence sinistre s’installe.

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À mon arrivée sur une des iles les plus excentrées de l’archipel norvégien des Lofoten, j’ai été fasciné par les impressionnantes nuées de mouettes qu’on apercevait dans les fjords et par le tapage qu’elles faisaient en nourrissant leurs petits. Curieux, j’ai commencé à lire sur le sujet et j’ai découvert qu’une tragédie était en train de se produire. Les scientifiques qui étudient l’hémisphère Nord ont observé que les populations de mouettes tridactyles, une espèce polaire reconnue comme l’une des plus abondantes au monde, sont en déclin, et, dans certains cas, qu’elles se dirigent droit vers une extinction locale. Même aux abords des eaux tumultueuses de la mer de Norvège et dans les villages isolés du nord du pays, la mouette tridactyle, qui fait pourtant partie intégrante de l’écosystème marin, est à risque.

Bien que spectaculaire, cet effondrement est passé inaperçu pour la plupart des observateur·rice·s ordinaires.

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Aldo Leopold a un jour écrit: «L’une des conséquences d’une éducation écologique est que l’on vit seul dans un monde blessé.» Ma propre sensibilité à ce monde meurtri est née de mes explorations de la nature, enfant, muni d’un filet et d’un seau, et s’est développée de manière constante jusqu’en 2015. Cette année-là, j’ai obtenu un diplôme en écologie des réseaux alimentaires à l’Université de Californie à Berkeley, où j’étudiais sous la supervision de la Dre Mary Power, une écologiste de renom. Qu’elle soit théorique ou qu’elle découle d’une vie passée à côtoyer la nature, l’éducation écologique permet de nous familiariser avec les délicates relations de cause à effet qui sous-tendent l’existence de la nature sauvage sublime. Ces jours-ci, les signes sont presque toujours clairs et manifestes: le réchauffement planétaire est une réalité, comme en témoigne l’évolution de nos environnements naturels.

Quelles sont les implications pour notre planète en général et pour les mouettes tridactyles en particulier? Le monde dans lequel on vit se définit de plus en plus par un rebrassage des cartes en matière d’environnement.

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Notre planète est déstabilisée: des courants océaniques au climat local, en passant par les incendies, la perte de pergélisol et la désertification. Les processus biologiques réagissent aux environnements physiques qui se transforment.

J’ai fait mon mémoire de maitrise sur le cincle d’Amérique, un oiseau chanteur aquatique qui est lui aussi touché par les changements climatiques. L’histoire de la mouette tridactyle m’apparait donc étrangement familière. Mais si ces signes de fragilité sont souvent invisibles, c’est simplement parce que la plupart d’entre nous ne savent pas les reconnaitre.

Partout où je regardais, je voyais des mouettes tridactyles. Leurs cris remplissaient les forêts d’épicéas du littoral; on les entendait sur les caps, dans les baies et les criques. Pendant les semaines et les mois passés en Norvège, je me suis lié d’amitié avec des habitant·e·s locaux·les dont les vies sont ancrées dans ces eaux et ces terres. Aucun·e ne m’a parlé du déclin de la mouette tridactyle. Aucun·e n’a manifesté son inquiétude ou un sentiment de perte imminente. Pourquoi? Sans doute parce que les mouettes tridactyles sont toujours présentes en très grand nombre. Elles sont nombreuses, certes, mais ce qui inquiète surtout les scientifiques, c’est que leur taux de reproduction a chuté de 40% en l’espace de trois générations.

Ces oiseaux font partie du paysage maritime au même titre que les rorbuers rouges et les morues mises à sécher sous le soleil arctique. Ils sont des symboles immuables de ce pays.

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Toutefois, leur abondance actuelle est trompeuse. C’était aussi le cas des bisons des grandes plaines et des saumons du Nord-Ouest du Pacifique, dont les montaisons étaient dignes de légendes, on les croyait beaucoup trop nombreux pour être menacés. Et pourtant… Les bisons ont pratiquement disparu de leur aire de répartition historique, et les saumons sauvages ne subsistent plus en grand nombre que dans une poignée d’écosystèmes reculés. La mouette tridactyle est-elle condamnée à connaitre le même sort?

Des chercheur·euse·s de l’Institut norvégien de recherche sur la nature, situé à Tromsø, la principale ville de Norvège au-delà du cercle arctique, ont récemment lancé une chaine d’«hôtels à mouettes». L’abandon par les mouettes des falaises où elles nichaient habituellement a suscité la perplexité des scientifiques. Ils et elles croient qu’il s’agit du résultat d’une combinaison de facteurs, notamment le réchauffement des océans, la disponibilité changeante des proies et la pression accrue exercée par les prédateurs, en particulier les aigles de mer. Des chercheur·euse·s des quatre coins de la Norvège et du Royaume-Uni ont cependant observé, en parallèle, une augmentation du nombre de sites de nidification fructueux établis dans des bâtiments. Cela a fait naitre un projet visant à attirer les mouettes vers des immeubles abandonnés qui leur sont réservés. Les données recueillies jusqu’à présent sont encourageantes: les mouettes, amadouées par les piaillements diffusés par des hautparleurs stratégiquement installés, répondent à l’invitation.

Le projet d’hôtel à mouettes offre un exemple éloquent du potentiel que nous avons en tant qu’intendant·e·s de la nature. Il nous suffit d’apprendre à mieux observer et à mieux regarder pour constater que les solutions à cette énorme perte de biodiversité ne manquent pas. Alors que les populations d’animaux et les écosystèmes jadis sauvages disparaissent en grand nombre, ce n’est pas le moment de rester les bras croisés. Qu’est-ce qui nous empêche d’agir?

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Le déclin de la mouette tridactyle, bien documenté et pourtant largement ignoré, est un symptôme de notre éloignement collectif de la nature. Alors que l’espèce de mouette la plus abondante sur Terre disparait sous nos yeux, nous sommes particulièrement lent·e·s à tirer la sonnette d’alarme. Il n’y a pas si longtemps, nos ancêtres entretenaient une relation étroite avec leur environnement. Aujourd’hui, la majeure partie de la population mondiale vit plus à l’écart de la nature que la génération précédente. Les liens qui nous rappelaient autrefois que les aliments proviennent de la terre, de la mer et de la forêt ne sont plus aussi forts qu’avant. Les blessures de notre habitat, celles que nous montrent les scientifiques, témoignent de l’effilochage du tissu écologique qui assure notre survie. Notre empressement à tenir compte de leurs appels urgents à l’action déterminera l’avenir que nous pouvons encore façonner pour nos enfants et nos petits-enfants, et pour celui de notre planète.

Charles Post est un écologiste basé au Montana. Il est consultant en stratégie de marque, réalisateur et cofondateur de l’organisation The Nature Project, qui s’est donné pour mission d’offrir à des jeunes de milieux défavorisés la possibilité de vivre des expériences en nature. Il a gardé une passion pour les sciences à la suite de ses études à l’Université de Californie à Berkeley, où il a eu pour mentore la Dre Mary Power, une écologiste de renom. Depuis, Charles s’est construit une carrière qui fait le pont entre son parcours d’écologiste et son intérêt pour la création. Il utilise son statut d’influenceur, ses films, dont certains ont été primés, son travail éditorial et son rôle de consultant en stratégie de marque pour sensibiliser un nombre encore plus grand d’entreprises et de personnes afin qu’elles éprouvent l’envie profonde de sauver notre planète.

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