Jeux de mains

Il y a vingt ans, les jeux de mains traditionnels dénés semblaient sur le point de disparaitre. Ils connaissent aujourd’hui un second souffle grâce à une nouvelle génération de jeunes, et redeviennent un pilier culturel bien vivant.

Texte—Eugene Boulanger
Photos—Jeremy Blahay

Les jeux de mains dénés fascinent et enrichissent nos communautés depuis des siècles. Les équipes sont l’une face à l’autre, à genoux: au rythme d’un tambour, les joueur·euse·s cachent à tour de rôle un jeton dans leurs mains, tandis qu’un·e attaquant·e adverse tente de deviner où ce dernier est caché. Le jeu semble simple à première vue, mais les techniques et les trucs utilisés sont très subtils et variés. C’est un spectacle captivant, et un jeu auquel on peut assister ou jouer avec le même plaisir.

Des équipes de partout dans le Nord se réunissent régulièrement pour prendre part à des compétitions ou à des tournois, où de gros prix en argent sont en jeu. Ces évènements vibrent d’une grande intensité; l’énergie est palpable et se propage à mesure que les chants résonnent, que la tension monte et que tout le monde, peu importe l’âge, agite la tête au rythme des percussions. C’est un rythme qui appelle à la danse, une vibration collective, et une énergie qui nourrit les équipes. Chaque membre a son propre style, mis en valeur durant le jeu.

Pour le peuple déné, les jeux de mains sont une forme de divertissement et de commerce. C’est une façon de redistribuer les ressources et la richesse au sein de la communauté. Ils représentent bien plus que des jeux d’argent, contrairement aux idées reçues. Dans le passé, on les utilisait pour la négociation, les activités commerciales et même comme outil de médiation pour résoudre les conflits.

Récemment, dans les années 1990 et au début des années 2000, les Déné·e·s craignaient que la culture des jeux de mains et de la danse à tambour ne disparaisse. Mais les jeunes ont repris le flambeau. Ils et elles ont supplié les ainé·e·s — tantes, oncles, grands-parents — de leur transmettre la tradition.

Les jeunes ont pris gout au jeu et au tambour, et ont réclamé la mise en place de plus de programmes de jeux de mains dans les écoles et les centres jeunesse. Ils et elles ont le mérite d’avoir redonné vie à une pratique culturelle dénée qui risquait de disparaitre; une autre victime de la stigmatisation de nos communautés et de nos cultures.

Tweet

À l’époque, beaucoup d’adultes étaient des survivant·e·s des pensionnats autochtones. Durant leur enfance, on les a humilié·e·s et puni·e·s pour avoir pratiqué leur culture et parlé leur langue, une technique d’assimilation visant à «tuer l’Indien dans l’enfant». Devenus parents à leur tour, plusieurs ont eu énormément de mal à transmettre leur bagage culturel et leur langue, voulant protéger leur descendance d’un sort aussi cruel.

C’est dans ce contexte que les tantes, oncles, parents et grands-parents ont été amené·e·s à se mobiliser pour partager leurs connaissances, malgré leur rapport difficile avec ces enseignements. Plusieurs avaient mis ces traditions en veilleuse, estimant qu’elles n’étaient plus utiles. Certain·e·s ainé·e·s, en raison de leur expérience avec la société non autochtone, avaient l’impression que la transmission de leurs pratiques culturelles aurait des conséquences néfastes sur leur communauté.

Selon la nation dénée, les enfants sont un cadeau qu’il faut chérir, car on les considère comme des enseignant·e·s. On ne doit pas les percevoir comme un fardeau, mais comme des êtres qui ont beaucoup de choses à nous apprendre. Les enfants, par leur simple candeur, peuvent nous redonner des pans entiers de notre culture.

«Grand-papa, je veux jouer du tambour. Grand-papa, montre-moi à faire ça.» Les enfants, avec leur amour, nous obligent à panser les blessures subies pendant des décennies, voire des générations, et à retrouver nos traditions.

Tweet

Aujourd’hui, la culture des jeux de mains est bien vivante partout dans le Nord et est un pilier culturel qui continue de rassembler les communautés dans des compétitions et des célébrations amicales. Autrefois, on jouait pour des balles de fusil, des sacs de farine, du tabac et même des chiens pour former des équipes. Maintenant, les jeux ont évolué et sont une des attractions touristiques les plus importantes dans le Nord. On organise des tournois où des prix atteignant 50 000$ ou 100 000$ attirent des équipes ou des personnes venant de partout dans le Nord. Désormais, les jeux de mains constituent une microéconomie saine et florissante, et beaucoup d’ainé·e·s de plusieurs régions se réjouissent que la culture du tambour dénée ne risque plus de disparaitre.

La renaissance des jeux de mains entraine également un retour aux chansons traditionnelles. De nos jours, dans le Denendeh, lors d’évènements publics ou de danses à tambour communautaires, on peut voir des jeunes jouer du tambour et chanter des chansons traditionnelles avec leur grand-père ou leur arrière-grand-père. Ces jeunes sont là pour les jeux, mais l’apprentissage des chansons fait partie de leur engouement pour ces évènements. Après une période de grande désolation, c’est beau de voir que notre communauté a suffisamment guéri et est en mesure de créer des espaces qui nous permettent de vivre notre identité comme nation dénée. C’est un sentiment extraordinaire de pouvoir vivre et célébrer nos traditions ensemble.

Eugene Boulanger est membre de la nation Shúhtagot’ı̨nę de Tulít’a, dans la région de Sahtu, dans le Denendeh. Il est concepteur visuel, DJ et producteur connu sous le nom de Young Dene, et membre fondateur du collectif de leadership autochtone du Nord, Dene Nahjo. Il travaille dans le domaine de la santé publique en Colombie-Britannique et vit actuellement dans les territoires non cédés des nations xʷməθkʷəy̓əm, Sḵwx̱wú7mesh, et Sel̓íl̓witulh, à Vancouver.

 

Jeremy Blahay est un photographe et vidéaste originaire de Lyon en France. Son approche documentaire parle entre autres de postcolonialisme, d’écologie et de traditions orales. jeremyblahay.com

Share if you liked this story

Ne manquez jamais un numéro

Deux numéros par année

25% de réduction sur les numéros précédents

Livraison gratuite au Canada

Infolettre

Pour recevoir les dernières nouvelles et parutions, abonnez-vous à notre infolettre.