Où va la neige?

Montréal ne sait plus quoi faire de toute la neige qu’elle reçoit. Heureusement, des citoyen·ne·s s’efforcent de trouver des solutions.

Texte—Sacha Obas
Photos—Chloë Ellingson

Montréal est située presque exactement à mi-chemin entre le pôle Nord et l’équateur. La ville reçoit chaque année un peu plus de deux mètres de neige. Souvent, les trottoirs sont ensevelis, les voitures sont piégées et le paysage urbain en est recouvert.

Rien d’étonnant donc à ce que l’enlèvement de la neige y soit une affaire sérieuse. En 2019, la Ville a dépensé 166,4 millions de dollars pour déneiger les rues et épandre presque 150 000 tonnes de sel, soit plus que le poids de 66 statues de la Liberté.

Cette année-là, environ 300 000 déplacements ont été nécessaires pour retirer des rues quelque 12 millions de mètres cubes de neige, une quantité qui suffirait à remplir 5 fois la grande pyramide de Gizeh.

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Mais où met-on toute cette neige?

C’est la question qui intriguait Patrick Evans il y a 20 ans, alors qu’il était coincé dans un bouchon de circulation derrière un camion rempli de neige. C’était l’un de ses premiers hivers à Montréal. Evans est aujourd’hui spécialiste de l’architecture nordique et professeur à l’Université du Québec à Montréal, mais, à l’époque, il venait tout juste de quitter Halifax et de s’installer dans la métropole pour y commencer sa carrière.

Au lieu de rentrer à la maison, Evans a décidé de suivre le camion pour en découvrir la destination. «Je l’ai suivi pendant 45 minutes dans ma vieille Honda Civic», se rappelle-t-il. Il s’est retrouvé devant une clôture au fond d’une impasse d’un quartier défavorisé du nord de l’ile. Il est sorti de sa voiture et, sous son regard abasourdi, le camion est entré dans une énorme carrière remplie de neige.

Photo: Vivre Saint-Michel en santé

Evans a ainsi découvert la carrière Saint-Michel. Des 29 dépôts à neige municipaux, il s’agit de loin du plus vaste. Le site reçoit chaque année 4,8 millions de mètres cubes de neige sale, mêlée d’immondices. On estime que 40% de toute la neige qui tombe sur la ville finit à cet endroit.

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Il y a tellement de neige accumulée qu’il arrive, certaines années, qu’elle ne fonde pas complètement, même lors des plus chaudes journées estivales. La carrière occupe 17% de la superficie du quartier, mais elle reste cachée à la vue par une rangée d’arbres très dense. La plupart des habitant·e·s du coin vaquent à leurs activités quotidiennes sans jamais poser le regard sur l’immense cratère qui s’ouvre au beau milieu du voisinage. Ils·elles ne voient pas la carrière elle-même, mais sont témoins de ses répercussions sur le quartier.

«Les gens voient les effets de la carrière», dit Agnès Barthélémy, chargée de projet pour la carrière Francon au sein de l’organisme communautaire Vivre Saint-Michel en santé. «Ils savent très bien que le quartier est coupé en deux et que les camions que l’on voit partout rendent la circulation difficile. Ils savent qu’il y a toujours du bruit. Et ils savent qu’il leur faut 50 minutes pour se rendre à l’école. Mais plusieurs ne savent pas exactement pourquoi.»

Elle ajoute que de nombreux résident·e·s du quartier — dont 40% vivent sous le seuil de pauvreté — n’ont pas le temps d’enquêter sur l’origine de ces problèmes, et encore moins de chercher à les régler.

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«Il y a des gens qui vivent des situations très difficiles», explique Barthélémy. «Certaines personnes ont de la difficulté à se procurer à manger ou à payer leur loyer. D’autres vivent dans des appartements en mauvais état. Quand on est aux prises avec ce genre de préoccupations, savoir pourquoi le quartier est coupé en deux devient secondaire.»

Pendant une soixantaine d’années, la carrière Francon, un énorme site à ciel ouvert, a produit la pierre concassée et le ciment qui ont façonné Montréal en permettant la construction d’importants repères architecturaux comme le Stade olympique, Habitat 67 et l’Hôpital général juif. Quand la Ville a acquis le site, en 1984, la carrière a d’abord été convertie en dépotoir municipal, puis en dépôt à neige.

«À Montréal, on considère la neige comme un déchet», soutient Daniel Chérubin, de Vivre Saint-Michel en santé. «Personne ne se demande où vont les déchets: on sait qu’un camion vient les ramasser, c’est tout.»

Depuis 2006, son organisme organise des consultations avec la Ville dans l’espoir de réussir à convertir le site en autre chose qu’un dépôt à neige.

«C’est seulement depuis qu’on a commencé à discuter avec les autorités municipales au sujet d’un projet d’aménagement, en 2005, que la carrière est vue d’un autre œil», explique Jean Panet-Raymond, responsable de la participation citoyenne au sein de l’organisme et organisateur communautaire dans le quartier depuis plus de 30 ans.

Le site était une source de désagrément pour les résident·e·s du quartier bien avant que la Ville commence à l’utiliser pour y stocker la neige, raconte-t-il. Quand la carrière était encore exploitée, on entendait et ressentait au moins deux fois par jour les détonations de dynamite et on pouvait voir (et respirer) la fumée et la poussière qui envahissaient le quartier. Le dynamitage a aussi causé des dommages aux fondations des bâtiments avoisinants.

«Après plusieurs années de pressions, quand on a finalement réussi à faire cesser l’exploitation de la carrière, la Ville a décidé de prendre possession du site et de l’utiliser comme dépôt à neige», ajoute Panet-Raymond.

Voir la neige différemment
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Après avoir découvert la carrière Francon, Patrick Evans a écrit un album pour enfants intitulé Où va la neige, publié en 2005. Il y décrit l’idée folle qu’il a eue après avoir suivi le camion de déneigement, à savoir d’utiliser d’immenses cubes de glace pour aider à rafraichir les parcs urbains pendant les vagues de chaleur estivales. Même si le concept peut sembler mieux adapté à la littérature pour enfants qu’au design urbain, Evans considère qu’il est bien ancré dans la réalité.

«Dans des pays comme le Japon, la Suède, la Norvège et même la Chine, on utilise la neige au lieu de la traiter comme un déchet», renchérit-il.

Par ailleurs, depuis la publication de l’album, les scientifiques du monde entier ont fait beaucoup de progrès en ce qui concerne la conversion de la neige en source d’énergie. À Bibai, au Japon, une partie des 8 à 11 mètres de neige que reçoit annuellement la ville est stockée dans des conteneurs spéciaux et utilisée en été pour refroidir des centres de traitement de données. En Norvège, l’administration de l’aéroport d’Oslo a mis en place un système de climatisation utilisant la neige recueillie pendant l’hiver pour réduire les couts énergétiques de ses installations. Et récemment, des scientifiques de l’Université de Californie à Los Angeles ont annoncé qu’ils·elles avaient trouvé un moyen de produire de l’électricité à partir de la neige qui tombe à l’aide d’un appareil qui capture les électrons.

La plupart des villes du monde se contentent cependant encore de tasser la neige sur le côté de la route.

Daniel Chérubin sait bien que Montréal reçoit beaucoup trop de neige pour espérer la convertir entièrement en énergie. Il est cependant urgent de cesser d’en décharger autant dans la carrière et de commencer à examiner d’autres options.

Il dit que l’emplacement particulier de la carrière, en plein quartier résidentiel, engendre un problème de mobilité, certes, mais qu’il existe aussi d’autres enjeux. Lors des tempêtes de neige, quelque 150 véhicules viennent chaque heure y décharger leur cargaison. Cette circulation très dense entraine une pollution grave et représente une menace physique réelle pour les piéton·ne·s. Selon lui, ces problèmes ne sont pas pris en compte par les autorités municipales.

En 2018, la Ville a proposé d’utiliser une partie du site pour entreposer de la machinerie lourde et des camions, ce qui aggraverait le problème de circulation avec lequel le quartier est déjà aux prises.

C’est à ce moment-là que Patrick Evans a reçu l’appel d’Agnès Barthélémy. Elle avait lu son livre et elle était prête à tout pour empêcher la Ville d’utiliser le site pour entreposer, en plus de la neige, la majeure partie de la flotte municipale de camions.

Agnès Barthélémy
Patrick Evans

«Elle est incroyable, dit Evans. Elle a lu mon livre et a décroché le téléphone pour m’appeler. Puis, elle est venue me voir pour me dire que je devais aller de l’avant avec mon projet. Je ne pouvais pas vraiment refuser!»

Depuis dix ans, le professeur de design demande à ses étudiant·e·s de dernière année de concevoir des projets d’habitation visant à aider des communautés qui pourraient tirer parti des infrastructures et des aménagements employés dans les climats froids. En 2019, il leur a donné le mandat d’imaginer la revitalisation de la carrière Saint-Michel et de trouver une nouvelle utilisation pour la neige qui y est stockée.

«Je ne savais même pas qu’il y avait une carrière à cet endroit. Il y a une sorte de mur d’arbres qui bloque la vue», dit Chantal Shahin, l’une de ces étudiant·e·s qui habite Saint-Michel depuis six ans. «C’est seulement quand on a eu l’autorisation de visiter le site que j’ai pris conscience qu’il était la source de plusieurs problèmes dans le quartier.» Elle ajoute qu’il y a bon nombre de petits parcs dans le secteur, mais qu’on y trouve très peu de bancs, de tables ou de modules de jeux pour enfants.

Chantal Shahin

D’après la jeune diplômée, la mauvaise réputation du quartier est surtout due à la pollution et à la poussière générées par les camions. L’hiver, il arrive que les véhicules restent à l’arrêt, le moteur allumé, pendant plus de 30 minutes. Ils sont parfois dix à faire la file en attendant de pouvoir entrer dans l’enceinte de la carrière.

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«Je pense que la population de Saint-Michel se sent abandonnée, exprime Shahin. Les gens ont l’impression que leur milieu de vie est vu comme un mauvais quartier, un quartier sale, et ils ont donc perdu espoir.»

Après huit mois de recherche-développement, le groupe d’Evans a créé La carrière Francon, une publication qui présente neuf projets d’aménagement destinés à revitaliser la carrière au bénéfice de la communauté. Les propositions s’appuient sur des consultations menées avec Vivre Saint-Michel en santé sur les difficultés vécues par les 56 000 résident·e·s du quartier.

Pour Agnès Barthélémy, il était crucial que tous les projets recommandent des moyens de faciliter la circulation des véhicules et des piéton·ne·s, mais aussi d’améliorer l’accès aux commerces, qui se trouvent surtout à l’ouest de la carrière, dans un secteur que les résident·e·s de l’est du quartier mettent parfois jusqu’à une heure à atteindre.

Les projets prévoient notamment des pistes cyclables et des passerelles pour relier l’est et l’ouest, des logements abordables, des jardins communautaires et même un lieu pour stocker la neige et la machinerie lourde, mais seulement celles du quartier, pas celles de l’ensemble de la Ville.

«Maintenant, c’est le boulot de notre organisme [Vivre Saint-Michel en santé] de faire connaitre ces idées à l’ensemble de la population», précise Agnès Barthélémy.

Au printemps 2019, des élu·e·s de la ville-centre et de l’arrondissement ont assisté au lancement du livre et exprimé leur intérêt pour les projets qui y sont présentés, mais Evans dit qu’aucun·e responsable n’a communiqué avec lui depuis ce soir-là.

«À mon avis, c’est plus une question de volonté que de technologie. La volonté de considérer la neige autrement que comme un déchet.»

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Il croit que la Ville devrait cesser de confier les décisions en matière de chargement de la neige à des ingénieur·e·s spécialisé·e·s dans la gestion des déchets et s’en remettre plutôt à des expert·e·s qui considèrent la neige comme partie intégrante de l’expérience hivernale urbaine et qui reconnaissent sa véritable valeur en tant que source d’énergie.

Patrick Evans croit que la neige pourrait être répartie stratégiquement dans la métropole. Il serait possible, par exemple, d’en laisser une partie sur des voies cyclables, une pratique courante dans de nombreuses villes scandinaves, afin que les citoyen·ne·s puissent y skier ou y glisser. L’architecte aimerait aussi que la neige restante puisse être utilisée pour assurer la climatisation durable des hôpitaux, comme on le fait déjà en Suède, en Norvège et en Chine.

«Ce sont des projets visionnaires», constate Josué Corvil, conseiller de Ville pour le district Saint-Michel. L’homme politique admet cependant qu’il ne faut pas s’attendre à ce qu’il y ait des changements de sitôt.

«On m’a dit qu’il faudrait attendre plusieurs années pour obtenir le feu vert, même pour les installations de travaux publics proposées, dont on a pourtant vraiment besoin. Et ça, c’est si on l’obtient», ajoute-t-il.

Jean Panet-Raymond, qui approche l’âge de la retraite, dit qu’il n’a pas abandonné l’espoir que la Ville cesse d’utiliser la carrière comme un dépôt à neige. «Je suis optimiste à long terme, exprime-t-il. C’est une transition qui, selon moi, peut prendre 20 ou 30 ans. Je pense que ça va arriver, mais je ne pense pas que ce sera de mon vivant.»

Le vidéojournaliste et écrivain indépendant Sacha Obas, installé à Montréal, se passionne pour les enjeux sociaux. Il a publié des articles dans le Montreal Times, le Montreal Community Contact et le Concordian.

Chloë Ellingson est une réalisatrice et une photographe établie à Montréal. Ses projets documentaires ont été publiés dans le Walrus, le British Journal of Photography et le Toronto Star. Elle collabore aussi régulièrement avec des publications comme Châtelaine et le Globe and Mail.

chloeellingson.com

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