Le potentiel inexploité des forêts privées

Une grande partie des forêts de l’Amérique du Nord est détenue par des individus. Plusieurs d’entre eux ne réalisent pas l’ampleur de ce qu’ils pourraient faire pour améliorer la biodiversité et la santé des écosystèmes.

TEXTE—Christina Leimer

ILLUSTRATIONS—Julia GR

Ma conjointe et moi n’avions jamais pensé acheter une maison en campagne. Nous adorons la côte ouest et la ville, mais la flambée des prix nous a poussé·e·s vers des régions plus éloignées, à la recherche d’un endroit abordable avec beaucoup d’arbres. À ma grande surprise, c’est au Missouri, non loin de la ville où j’ai grandi, que nous avons trouvé la perle rare : une maison entourée de caryers, de chênes, d’érables et d’ormes. Ce lieu deviendrait notre refuge, une sereine immersion dans la nature et la beauté. Je me disais que tout ce que j’aurais besoin de faire, c’est de tondre un peu de pelouse et de profiter de la belle vie.

La réalité m’a vite rattrapée. En effectuant des recherches pour un article sur la restauration forestière, je me suis rendu compte que les arbres, contrairement à ce que j’avais supposé, ne prennent pas soin d’eux-mêmes: ils ont besoin d’un coup de main.

En regardant les grands feuillus dans ma cour, j’ai réalisé que je ne connaissais rien à l’entretien des arbres.

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Même si nous vivons en bordure d’une petite ville, j’ai appris avec surprise que nous sommes, en théorie, propriétaires d’une forêt, ou presque. Selon le Service des forêts des États-Unis, la superficie d’une «forêt familiale» peut être aussi petite que 0,4 hectare, du moment qu’au moins 10 % appartiennent à un individu, à une famille ou à un groupe non constitué en société. Notre terrain est certes un peu plus petit, mais correspond certainement à ce quota d’arbres. Si l’on considère la forêt commune voisine et la zone boisée de nos voisin·e·s, on peut dire que nous vivons dans une forêt de bonne taille.

Cette constatation m’a permis de voir notre terre sous un angle nouveau. Je me suis sentie pleine d’énergie et de gratitude. Les arbres me nourrissent physiquement, psychologiquement et spirituellement; je voulais leur rendre la pareille. En voyant notre propriété comme une forêt, j’ai trouvé une façon d’en apprendre plus sur les arbres et, en même temps, de contribuer à la protection de l’environnement.

 

Des forêts privées

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Si vous demandez aux gens à qui appartiennent les forêts, la plupart nommeront sans doute les autorités nationales ou régionales, ou les sociétés d’exploitation forestière.

La réalité est plus complexe. Brett J. Butler, directeur adjoint du Family Forest Research Center, du ministère de l’Agriculture, affirme qu’aux États-Unis, la majorité des forêts appartiennent au domaine privé. Les sociétés ne détiennent qu’environ 20 % du territoire, tandis que la plus grande partie, 39%, est de propriété privée. En comparaison, au Canada, seulement 6 % des forêts sont de propriété privée, une proportion toutefois plus élevée dans les Maritimes et en Colombie-Britannique.

Aux États-Unis, la taille des forêts privées varie entre 0,4 et 400 hectares. Si la plupart en font moins de 40 et plusieurs, moins de 4, leur superficie totale représente un territoire plus grand que celui des forêts gérées par l’État. Leur propriété est répartie parmi 18 millions de personnes, qui prennent chacune des décisions indépendantes, sans supervision ni coordination.

Des modèles similaires de forêts privées existent dans l’est du Canada et dans de nombreux pays européens et nordiques, explique Brett J. Butler dans son livre America’s Family Forest Owners. Cependant, leurs politiques gouvernementales et leurs traditions culturelles font en sorte qu’il est plus probable que ces territoires demeurent boisés et intacts d’une génération à l’autre dans ces endroits qu’aux États-Unis.

Aux États-Unis — où le concept de propriété privée est sacrosaint —, l’abondance de forêts privées a pour conséquence que les décisions d’un seul individu ont des répercussions sur les écosystèmes de l’ensemble du pays. Les propriétaires peuvent apporter des modifications à leur terrain à peu près sans contraintes légales, sans avoir à considérer celui-ci comme une partie d’un tout.

La préservation des forêts publiques ne suffit pas à contrer les effets négatifs des activités privées réalisées sans égard pour le développement durable.

Les décisions individuelles des propriétaires sont importantes; comme l’affirme Brett J. Butler dans son livre, «le destin des forêts partout au pays repose largement entre leurs mains».

 

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Le besoin d’expertise

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Selon le National Woodland Owner Survey (NWOS), un sondage géré par Brett J. Butler, la plupart des propriétaires de forêts privées ont été attiré·e·s par la beauté, l’intimité, le potentiel récréatif de leur terrain et la possibilité d’observer la flore et la faune. Une minorité le perçoit comme un investissement strictement financier.

Par conséquent, la nature fait surtout office de «décor», indique Brett J. Butler. Quelques propriétaires aménagent des sentiers, procèdent à des coupes sélectives ou arrachent des espèces envahissantes, mais «plusieurs ne savent pas trop quoi faire et choisissent de ne rien entreprendre».

Je comprends absolument qu’on puisse se sentir dépassé·e. Je me souviens d’avoir pensé, en marchant dans la forêt, chez nous, que je ne savais même pas où commencer. La plupart des propriétaires n’ont pas de plan d’aménagement forestier documenté et ne cherchent pas non plus à obtenir des conseils professionnels pour leur gestion.

«À mon avis, ce qui manque aux petites propriétés forestières, ce sont des conseils d’experts», explique Jim Maginel qui, avec son épouse, Mary, a possédé et exploité pendant de nombreuses années une terre familiale de 38 hectares et un pâturage de 9 hectares dans le sud de l’Illinois. C’est ce constat qui a incité Jim et Mary à en apprendre le plus possible sur le sujet.

En 1973, le père de Jim a acquis une propriété située dans une exploitation minière à ciel ouvert avec l’objectif de la reboiser et d’en faire une pépinière d’arbres, de sapins de Noël surtout.

Aucune évaluation professionnelle de la propriété n’ayant été faite, les pins plantés se sont révélés inadaptés au sol, au climat et à la région. Malgré les heures qui ont été consacrées à les tailler chaque année, la plupart mouraient.

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«Ce n’était pas faute de bonnes intentions, explique Jim, mais le travail s’est fait sans l’observation, la réflexion et la communication qui auraient été nécessaires avant de planter un paquet d’arbres reçus par la poste.»

Les pins qui ont survécu sont toutefois devenus énormes et servent désormais à abriter le cimetière familial. «Nous l’appelons “la plantation de pins”, dit Mary. C’est le cadre idéal.»

Sans formation, il peut être difficile de comprendre la combinaison complexe des conditions pouvant affecter une terre. Même si, comme moi, vous possédez moins d’un demi-hectare de forêt, les décisions que vous prenez ont des répercussions plus larges sur l’environnement.

Les propriétaires, surtout de grandes superficies, peuvent obtenir de l’aide. Voici quelques étapes à suivre pour une meilleure gestion des forêts. 

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1. Renseignez-vous sur votre terre et les options d’aménagement qui s’offrent à vous.

Dans beaucoup d’endroits, il est possible de recourir aux services d’un·e forestier·ère du gouvernement, qui parcourra votre terrain avec vous pour évaluer sa santé, vous aider à identifier ses caractéristiques (arbres, plantes, sol, luminosité) et vous offrir des conseils selon vos gouts et vos objectifs.

Dans le sud-est du Missouri, j’ai appelé au bureau régional du ministère de la Conservation et j’ai demandé de l’aide pour l’évaluation de notre sous-bois, puis des conseils quant à l’érosion d’un lac et à la possibilité de faire pousser des asclépiades pour les papillons monarques.

Douglas W. Tallamy, entomologiste et auteur de The Nature of Oaks et de Nature’s Best Hope, qui prône une approche locale de la conservation, affirme que même un seul chêne peut avoir d’énormes bienfaits pour un écosystème. Cet arbre contribue à stabiliser les sols, à capter le carbone, à purifier l’eau, en plus d’offrir refuge et nourriture à toutes sortes d’animaux, de plantes, d’oiseaux, d’insectes et d’organismes décomposeurs. C’est pourquoi j’ai voulu m’assurer que les chênes de notre forêt puissent se régénérer pour les décennies à venir.

Une «forestière communautaire» spécialisée dans le domaine résidentiel a fait le tour de la propriété avec moi. Elle m’a montré certaines plantes envahissantes, m’expliquant qu’elles s’approprient les nutriments et la lumière au détriment d’espèces indigènes et privent ainsi la faune de nourriture. Les asclépiades auront par ailleurs besoin d’un endroit plus ensoleillé. Et bien que le sous-bois compte quelques chênes de petite taille, ils sont dominés par des érables et des ormes, qui poussent plus rapidement et qui ont besoin de moins de lumière. Il faudra donc tailler ou couper certains arbres pour permettre aux chênes de grandir.

À la fin de notre promenade, je comprenais mieux notre propriété et les possibilités qu’elle offrait. Dès lors, les décisions me revenaient.

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Brett J. Butler, comme les Maginel, conseille d’impliquer toute la famille dans ce genre de processus. Bien des gens sont préoccupés par le legs de leur terre et désirent transmettre une propriété intacte. Inclure ses héritier·ère·s dans les démarches d’observation et de prise de décision peut stimuler leur intérêt et leur engagement.

 

2. Essayez de générer d’autres types de revenus en plus de l’exploitation forestière

Selon le NWOS, un bon nombre de propriétaires de terres forestières se soucient des impôts fonciers. Plusieurs souhaiteraient au moins que les revenus générés par leur exploitation suffisent à payer la facture. L’entretien des forêts peut également s’avérer couteux. Bien souvent, les gens pensent à vendre le bois si la propriété est assez grande, mais il est possible de générer d’autres types de revenus, peut-être même plus que par la seule vente de bois.

  • Produits: Selon les plantes qui poussent déjà sur votre propriété ou en fonction des conditions de croissance, vous pourriez être en mesure de vendre du sirop d’érable, des noix ou du paillis.
  • Cueillette: Les plantes sauvages médicinales ou comestibles sont très prisées, comme les champignons, l’hydraste du Canada, les baies ou l’ail des bois. Avec un peu de chance, vous pourriez trouver du ginseng sauvage, dont une petite quantité peut rapporter des milliers de dollars.
  • Hospitalité: Vous pourriez aussi autoriser d’autres personnes à faire de la cueillette, à camper ou à chasser le gibier sur votre terre.
3. Élaborez un plan d’aménagement forestier

Le «plan d’aménagement forestier», ou «plan de gestion forestière», est conçu pour vous aider à atteindre les objectifs que vous vous fixez, que ce soit l’exploitation, la chasse ou la création d’un habitat pour l’observation d’oiseaux.

Ce ne sont pas des documents formatés; vous pouvez créer vous-même un plan simple et informel. Il n’est même pas nécessaire de le mettre par écrit. Par exemple, le mien est de planter des chênes et des asclépiades et de surveiller leur croissance sur plusieurs années, et de trouver et de mettre en place des méthodes naturelles peu couteuses pour limiter l’érosion.

Vous pouvez également élaborer un plan plus complexe et exhaustif avec l’aide d’un·e forestier·ère professionnel·le. Ce document comporte habituellement une description détaillée de la propriété, les objectifs fixés et un plan d’action sur dix ans, comme les récoltes ou les brulages dirigés, ainsi que les couts associés.

Si vous décidez de rédiger un plan d’aménagement pour une forêt de plus grande taille, vous pourriez être admissible à une expertise professionnelle gratuite, à des programmes de partage des couts, à des subventions ou à des avantages fiscaux.

4. Continuez à apprendre

Outre une rencontre avec un·e forestier·ère et des ressources en ligne, les centres universitaires sont de bons endroits pour en savoir plus, que vous soyez propriétaire ou simplement intéressé·e par le sujet. Ces centres offrent des cours, des ateliers et des visites sur des terres privées, où vous pourrez découvrir quelles sont les techniques et les approches qui, pour chaque cas, ont bien fonctionné.

Plus j’apprends, plus je réalise le potentiel de ce que nous pouvons faire avec notre propriété, si petite soit-elle, pour contribuer à la durabilité de l’écosystème autour de nous. En passant de l’appréciation de la nature à l’immersion dans les bois puis à l’élaboration d’un plan, vous commencez à rechercher activement des possibilités, me disent les Maginel.

«C’est comme de rassembler des branches en tas à l’intention des lapins qui pourraient l’apprécier. Plutôt que d’être passif, on devient actif, soutient Jim. Et cela vous procure un sentiment de gratification et de satisfaction.» Le sourire en coin, il ajoute : «Attention à ne pas devenir accro!»

Christina Leimer est une journaliste et une chercheuse indépendante qui s’intéresse aux rapports entre l’humain et la nature, mais aussi à l’intuition, à la fin de vie ainsi qu’aux innovations et aux changements sociaux.

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