Le renouveau du guerrilla gardening

La guérilla jardinière, qui lutte pour l’aménagement spontané du paysage urbain, est une pratique centenaire plus pertinente que jamais.

Texte—Mark Mann
Illustrations—Florence Rivest

En 2008, les médias ont commencé à parler d’un nouveau mouvement de désobéissance civile: le guerrilla gardening (ou «guérilla jardinière»). Le New York Times, le Guardian, CNN et Reuters ont tous publié des reportages sur les citadin·e·s qui semaient avec fougue des fleurs sauvages et cultivaient des potagers sur des terrains municipaux en friche, sans demander la permission à personne. La même année, le Britannique Richard Reynolds publiait un ouvrage incontournable sur le sujet — On Guerrilla Gardening [La guérilla jardinière, Paris, Éditions Yves Michel, 2010] — pendant que les mots-clés «guerrilla gardening» étaient tapés un nombre record de fois dans Google… record qui a été égalé à plusieurs reprises pendant les sept années qui ont suivi.

Ce n’est peut-être pas un hasard si l’explosion de popularité du guerrilla gardening a coïncidé avec une crise financière secouant l’économie mondiale et appauvrissant des millions de personnes. On associe souvent le phénomène à la marginalité, mais, depuis les années 70, la pratique qui consiste à s’approprier des terrains abandonnés dans le but de produire des aliments et de revitaliser les villes est une tactique répandue pour lutter directement contre les injustices économiques.

Le terme «guerrilla gardening» a été inventé à New York en 1973 par un groupe de militant·e·s communautaires qui s’étaient donné le nom de «Green Guerrillas». La ville traversait à l’époque une crise financière et de nombreuses propriétés étaient délabrées ou abandonnées.

Fondé par l’artiste Liz Christy, le mouvement des Green Guerrillas s’employait à fabriquer des bombes de graines, à planter des arbres, à installer des jardinières et à créer des parterres de légumes aux quatre coins du Lower East Side.

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Le jardin collectif qu’ils·elles ont créé à l’époque, qui prendra plus tard le nom de «Bowery Houston Community Farm and Garden», existe encore aujourd’hui. Les membres du groupe s’étaient donné la mission de «se réapproprier l’espace urbain, de rendre le quartier plus sûr et de faire en sorte que les gens travaillent ensemble pour résoudre différents problèmes».

On considère généralement Liz Christy comme l’instigatrice de la guérilla jardinière telle qu’elle est menée aujourd’hui, mais cette forme de contestation a une origine bien plus lointaine: elle remonte aux mouvements de résistance qui ont émergé au début de la révolution industrielle, il y a 400 ans.

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Les lointaines origines du guerrilla gardening
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Au début des années 1600, la paysannerie anglaise a commencé à perdre l’accès aux terres agricoles. Pendant des siècles, les communautés villageoises de la campagne anglaise avaient pratiqué collectivement l’agriculture et la cueillette. Il fallait verser un loyer au propriétaire terrien, certes, mais le système permettait aux gens qui cultivaient la terre de jouir d’une forme d’abondance authentique (et de beaucoup de temps libre comparativement à la plupart d’entre nous).

Avec l’avènement des techniques agricoles modernes, cependant, l’aristocratie a compris qu’il était plus rentable d’exploiter la terre en ayant recours aux machines, qui nécessitaient moins de main-d’œuvre, que de la louer à des agriculteur·rice·s de subsistance. On a donc érigé des clôtures, planté des haies autour des champs… et chassé la paysannerie. Ces «enclosures» et expulsions se sont poursuivies tout au long du 19e siècle. Le petit peuple anglais a ainsi perdu accès à quelque sept millions d’acres de terres arables.

Le mouvement des enclosures a marqué la fin d’un mode de vie. De nombreuses familles se sont vues contraintes de mendier ou de prendre le chemin de l’usine où les attendaient un travail risqué et un salaire de misère. La perte de droits a été catastrophique, certes, mais elle a aussi fait émerger plusieurs mouvements révolutionnaires visant à reconquérir l’accès à la terre. L’un des principaux est celui des «Bêcheux» (ou «Diggers»), groupe de jardiniers radicaux dirigé par Gerrard Winstanley, un négociant en textile qui avait fait faillite.

Les «Bêcheux» croyaient que tout le monde devait pouvoir se nourrir de la terre à condition d’y mettre l’effort. Et c’est précisément ce qu’ils ont fait: ils se sont installés sur des terres et les ont cultivées.

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Les Bêcheux ont été violemment réprimés par l’aristocratie, qui a envoyé des militaires pour les chasser des terres qu’ils occupaient et détruire leurs cultures. Elle n’a cependant pas réussi à étouffer le mouvement, qui a contribué à ouvrir la voie à la création des «jardins familiaux» (ou allotment gardens) au Royaume-Uni, un système semblable aux jardins communautaires nord-américains, mais avec des parcelles beaucoup plus grandes. De la même façon, les efforts déployés à New York par les Green Guerrillas ont semé le germe d’un vaste mouvement d’aménagement de jardins communautaires qui a fleuri dans les années 80.

La guérilla jardinière, une espèce vivace
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Le terme «guerrilla gardening» apparait et disparait cycliquement, mais les pratiques qu’il désigne n’ont jamais disparu. Même si l’intérêt des médias pour le phénomène s’est globalement estompé autour de 2015, les citoyen·ne·s n’ont cessé de s’approprier des terres pour en faire profiter la collectivité. Il suffit de penser à Ron Finley, le «renégat écolutionnaire» du quartier de South Central, à Los Angeles, dont le Ted Talk sur le guerrilla gardening a été vu neuf millions de fois depuis son enregistrement en 2013.

D’après Ron Finley, «le jardinage est l’acte le plus thérapeutique et le plus subversif que l’on puisse accomplir, surtout au centre-ville».

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L’influence de Ron Finley n’a fait que croitre depuis. Le cours de jardinage qu’il donne sur MasterClass est l’un des plus populaires de la plateforme, et son organisation continue de créer des jardins communautaires à South Central.

À Montréal, le phénomène des ruelles vertes a le vent en poupe. Les citoyen·ne·s donnent temps et argent pour aménager des coins fleuris et faire pousser des plantes qui attireront les pollinisateurs et embelliront les espaces communs.

Des jardins de plantes comestibles en libre-service, comme Le Mange-Trottoir, à Villeray, sont aménagés ici et là le long des trottoirs et dans les parcs de la ville — avec ou sans autorisation. Des organismes comme La Place commune organisent la distribution des produits frais que les gens cultivent dans leur cour ou la cueillette de poires, de prunes et de pommes chez les propriétaires d’arbres fruitiers ayant donné leur consentement.

La Place commune gère également un vaste jardin communautaire sur le nouveau campus de l’Université de Montréal, sans permission ni supervision des autorités. Les personnes qui participent au projet parlent rarement de «guerrilla gardening», même si c’est bien de cela qu’il s’agit. À leurs yeux, elles ne font que tirer le meilleur parti d’espaces qui, autrement, ne serviraient qu’à faire pousser du gazon.

Les raisons du regain de popularité du guerrilla gardening
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L’engouement que la guérilla suscite depuis quelque temps semble particulièrement fort. Voici six raisons qui expliquent le regain de popularité de cette pratique ancienne.

1. La pandémie: Les restrictions associées à la pandémie ont incité les gens à passer plus de temps à l’extérieur. De nombreuses personnes ont par ailleurs profité de l’occasion pour se mettre à jardiner en bordure de leurs fenêtres, sur leur balcon ou dans leur cour. Parmi elles, plusieurs enthousiastes ont voulu passer à un autre niveau et se sont lancé·e·s à la recherche d’espaces plus grands et plus exposés au soleil. On comprend facilement l’attrait irrésistible qu’exercent les vastes pelouses urbaines, les étendues gazonnées des parcs et les terrains vagues ensoleillés…

2. La crise du logement: La pénurie de logements abordables obligeant les citadin·e·s à vivre dans des appartements de plus en plus petits, la fréquentation des espaces publics a naturellement augmenté. À une époque où l’on cherche à exploiter les espaces communs et à tirer le meilleur parti possible du paysage urbain, il est de moins en moins acceptable que des terrains soient négligés et laissés à l’abandon.

3. L’inflation: Au supermarché comme au restaurant, personne n’échappe à la hausse des prix. Alors que l’inflation augmente plus rapidement que les revenus, les citoyen·ne·s cherchent à économiser par tous les moyens… notamment en faisant pousser leurs légumes.

«Faire pousser ses aliments, c’est comme imprimer ses propres billets», explique Ron Finley.

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Or les citadin·e·s qui ont l’espace pour le faire sont rares, et il faut parfois attendre plusieurs années pour obtenir une parcelle dans un jardin communautaire. Dans ce contexte, il apparait tout naturel que les habitant·e·s des villes souhaitent aménager (avec ou sans permission) les espaces sous-utilisés qui se présentent sous leurs yeux.

4. La crise climatique: La couverture médiatique des changements climatiques a doublé dans les dernières années, et la population est plus consciente que jamais de la nécessité de réduire le carbone dans l’atmosphère. Planter des arbres et cultiver le sol sont deux moyens concrets de compenser les émissions de gaz à effet de serre.

5. L’engagement à l’échelle locale: Les dernières années ont été marquées par une prise de conscience généralisée des profondes injustices systémiques qui minent notre société, allant de la violence policière racialisée aux pratiques colonialistes qui perdurent, en passant par les politiques anti-immigration et la maltraitance des femmes… Cette conscientisation a mené de nombreuses personnes à vouloir se mobiliser. On comprend qu’il faut s’engager à l’échelle locale si l’on souhaite exercer une réelle influence et provoquer de véritables changements.

6. L’acceptation institutionnelle: Les adeptes de la guérilla jardinière n’ont pas eu la tâche facile dans les dernières décennies, face à l’opposition constante des municipalités et des entreprises de promotion immobilière. De nos jours, toutefois, les institutions publiques et privées comprennent mieux l’importance du verdissement et certaines acceptent d’appuyer des projets dans le domaine.

Quel genre d’activistes-jardinier·ère·s êtes-vous?
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Le guerrilla gardening englobe un large éventail de pratiques et de stratégies.

Il n’est pas nécessaire de «prendre les armes» et d’aller au front pour faire partie du mouvement! Les plus pacifiques peuvent aménager bénévolement des jardins communautaires durables et accepter de collaborer avec des institutions privées et publiques pour y arriver, en toute légalité. À l’autre bout du spectre, des âmes batailleuses préfèrent être en première ligne de la réappropriation urbaine, au risque de s’attirer des ennuis ou de voir leur travail anéanti.

Quant à l’adjectif «jardinière», il a ici une acception extrêmement large, aussi étonnant que cela puisse paraitre. Pour certaines personnes, il s’agit de prendre soin d’espaces verts négligés (ramassage des déchets, nettoyage, amélioration de l’accessibilité) de façon à ce qu’un plus grand nombre puisse en profiter et que les plantes qui s’y trouvent déjà soient mieux protégées. D’autres aiment les tâches du jardinage, tout simplement: retourner la terre, semer, désherber, tailler et récolter.

Peu importe votre nature, il y a une place pour vous dans le mouvement. Voici quelques exemples de guérilléro·a… Vous reconnaissez-vous dans l’une de ces descriptions?

Partenaire de pollinisation

Vous aimez aider les abeilles et embellir votre quartier en semant des tas de jolies fleurs sauvages. Vos sources d’inspiration sont Phoenix Firestarter et Shalaco, de San Francisco in Bloom, deux adeptes des plantes indigènes qui aiment se déplacer sur leur skateboard électrique monoroue en secouant un vieux contenant de parmesan rempli de graines de fleurs sauvages. Certains coins sont plus difficiles d’accès ? Fabriquez vos propres bombes de graines en utilisant de l’argile et de l’engrais. Tous les terrains vagues, même clôturés, sont à votre portée.

Fermier·ère urbain·e

Vous aimez transformer des déserts alimentaires en oasis d’abondance et rien ne vous dérange moins que de vous salir les mains pour cultiver de délicieux ingrédients qui finiront dans votre assiette. Votre source d’inspiration est Ron Finley, le «jardinier gangster» autoproclamé qui a déclenché une révolution alimentaire dans le quartier de South Central, à Los Angeles. Lorsque vous tombez sur des espaces en friche, vous avez tendance à planter d’abord et à vous poser des questions ensuite; vous n’avez pas peur d’affronter les autorités si cela s’avère nécessaire.

Militant·e du paysage

Vous adorez tous les avantages que présentent, en ville, les espaces verts luxuriants — surtout dans les quartiers défavorisés qui ont été négligés par les urbanistes. Votre modèle est Liz Christy, l’icône du mouvement contemporain du guerrilla gardening. Votre stratégie consiste à verdir le plus possible votre environnement et à encourager votre voisinage à vous emboiter le pas.

Ami·e des arbres

Vous aimez les arbres et tous leurs superpouvoirs, à savoir éliminer le carbone, réduire la chaleur et améliorer le bienêtre des populations. Votre source d’inspiration est l’écologiste japonais Akira Miyawaki, qui a inventé une méthode permettant de faire pousser des microforêts denses dans des espaces urbains restreints. Votre objectif consiste à végétaliser massivement les villes, et vous ferez tout pour l’atteindre: réseautage, formation, partage de connaissances, campagne de financement et actions pour convaincre les décideur·euse·s de planter des microforêts dans votre quartier.

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