Village
Lâarchitecte de communautĂ©
Surfeuse, maman et entrepreneure, Sarah Zed a bĂąti une petite communautĂ© autour de son cafĂ©-boulangerie Rose & Rooster, non loin des vagues de la Nouvelle-Ăcosse rurale.
Texte â Catherine Bernier
Photos â Catherine Bernier et Jillian Cluet
Câest la soirĂ©e pizza chez Sarah et Jeff. Comme chaque vendredi, ils invitent des amis du voisinage Ă la maison (Ă lâĂšre prĂ©pandĂ©mie, câĂ©tait permis). Ă mon arrivĂ©e, Jeff est en train de pĂ©trir la pĂąte; Sarah, elle, offre une collation Ă son plus vieux, Roan, tandis que Timo, le petit nouveau, ne bronche pas dâun poil, collĂ© en kangourou sur sa maman. Il faut dire que les propriĂ©taires du cafĂ©-boulangerie Rose & Rooster, RoRoo pour les intimes, savent recevoir.
LâidĂ©e de rassembler les gens autour dâingrĂ©dients simples, locaux et de qualitĂ© fait le succĂšs de lâĂ©tablissement. SituĂ© Ă Grand Desert, un village acadien de la municipalitĂ© rĂ©gionale de Halifax, il constitue avant tout un repĂšre pour la communautĂ©.

Chaque fois quâon y met les pieds, on est assurĂ© de croiser des gens du village. Et on en ressort invariablement repu, de plats copieux et de conversations, qui finissent toujours par sâĂ©tirer dans le cadre de porte.
Le genre dâendroit dont tous les villages auraient besoin.
R&R a vu le jour en 2011, peu de temps aprĂšs que Sarah et Jeff, tous deux surfeurs, se sont rencontrĂ©s dans lâeau. «JâĂ©tais charmĂ© par ses mouvements. CâĂ©tait lâune des rares personnes qui surfait aussi bien en longboard», tient Ă prĂ©ciser Jeff, les deux mains dans la farine. Je peux comprendre son admiration pour Sarah: la derniĂšre fois que je lâai vue dans lâeau, elle enchainait mĂ©ticuleusement chaque pas pour se positionner en hang five, au bout de sa planche. Une manĆuvre qui tĂ©moigne assurĂ©ment de son expĂ©rience.

Avant de sâinstaller au village, Sarah a habitĂ© dans lâOuest canadien â pour Ă©tudier, mais surtout pour pratiquer le snowboard, le vĂ©lo de montagne et le surf. Ă lâĂ©poque, elle frĂ©quentait l’UniversitĂ© d’arts et de design Emily Carr et travaillait dans un magasin de plein air Ă temps partiel. La fin de semaine, elle allait surfer Ă Tofino ou dans lâĂtat de Washington. Sa formation terminĂ©e, et ne sachant pas encore comment elle souhaitait sâinsĂ©rer dans le marchĂ© du travail, Sarah sâest jointe au projet dâĂ©tĂ© dâune amie: enseigner le surf dans un camp pour femmes, en Californie. «Nous vivions dans un van et passions toutes nos journĂ©es dans lâeau. CâĂ©tait la belle vie.» En 2004, elle dĂ©cider de poursuivre une maitrise en architecture et design de l’environnement à lâUniversitĂ© Dalhousie, Ă Halifax. Un choix qui tenait aussi compte de la proximitĂ© des vagues.
«Durant cette pĂ©riode de ma vie, je partageais presque tout mon temps entre les Ă©tudes et le surf. Je nâavais pas vraiment trouvĂ© ma place Ă Halifax, et je ne socialisais pas vraiment autour du sport. Ă vrai dire, je me sentais isolĂ©e. Il fallait que ça change.»
Pour la premiĂšre fois de sa vie, Sarah avait besoin de sâancrer. Dâune part, elle souhaitait trouver un endroit Ă proximitĂ© de la maison oĂč elle pourrait surfer; dâautre part, elle voulait sâinvestir dans une communautĂ©.

«Je me suis dit que si je changeais dâattitude et que je mâengageais Ă un endroit, jâarriverais Ă trouver ma place.» Pour Sarah, trouver sa place est avant tout une question de rĂ©ciprocitĂ© avec son environnement et ceux qui y habitent dĂ©jĂ .
NĂ©e Ă Johannesburg, en Afrique du Sud, et ayant grandi Ă Ottawa â ses parents travaillaient en dĂ©veloppement international â, Sarah nâavait jamais vĂ©cu en campagne. «Je ne savais tout simplement pas comment aller Ă la rencontre des gens: je nâavais pas de chien pour susciter une interaction Ă la plage ni dâenfants pour entrer en contact avec dâautres femmes. Il nây avait pas encore de rĂ©seaux sociaux, et je ressentais une gĂȘne Ă lâidĂ©e dâinviter des inconnus chez moi sans raison.»
Convaincus que la nourriture rĂ©confortante serait un bon moyen de crĂ©er des liens, Sarah et Jeff se sont alors lancĂ©s dans la fabrication de pain et de pĂątisseries â en plus de proposer un excellent cafĂ©. Une fois par mois, ils vendaient leurs produits au marchĂ© du village, tenu dans la salle communautaire. Mais ce nâĂ©tait toujours pas suffisant.
«Ce nâest pas le bĂątiment en soi qui favorise le tissage de liens dans la communautĂ©, mais la crĂ©ation dâun espace-temps qui laisse libre cours aux Ă©changes spontanĂ©s et rĂ©currents», estime Sarah.

En cherchant un lieu oĂč ils pourraient sâinstaller de façon permanente, Jeff et elle ont finalement trouvĂ© lâancien magasin coopĂ©ratif de Grand Desert â un lieu rempli dâhistoires qui fait encore jaser les ainĂ©s, aux dires de Sarah.
Le bùtiment était en mauvais état et les plafonds, trÚs bas; mais le couple, armé de patience et de connaissances virtuelles prises sur YouTube, a fini par créer un espace lumineux et invitant.
«On voulait que les gens qui ont grandi ici, les plus ĂągĂ©s comme les plus jeunes, se sentent accueillis», prĂ©cise Sarah. Aujourdâhui, le lieu abrite une aire de jeux pour enfants, une longue tablĂ©e pour les repas en famille ou entre amis, un comptoir pour les travailleurs autonomes, en plus de proposer des jeux de sociĂ©tĂ© et des plats prĂ©parĂ©s pour emporter, entremĂȘlĂ©s Ă quelques nĂ©cessitĂ©s pour surfeurs: de la cire et des exemplaires du magazine Surfer Journal.




Il leur aura fallu plusieurs annĂ©es avant de cerner les rouages de leur petit commerce. Sarah y a longtemps passĂ© toutes ses journĂ©es, laissant derriĂšre sa pratique privĂ©e en architecture et ses sorties de surf. AprĂšs la naissance de Roan, elle a engagĂ© sa premiĂšre cheffe, Krista. Une dĂ©cision qui a menĂ© Ă une sĂ©rie de changements bĂ©nĂ©fiques pour les nouveaux parents. En plus de fournir un prĂ©cieux soutien Ă©motionnel, «Krista coordonne tout le menu. Ce dernier est basĂ© sur les arrivages de la saison, qui proviennent en partie de la production de lĂ©gumes de Jeff, passionnĂ© de permaculture». La rentrĂ©e de Roan Ă la garderie a Ă©galement permis Ă lâentrepreneure de se dĂ©gager du temps, notamment pour aller surfer avec Jeff.
«Autrement, le sport était objet de négociation. On se relayait au travail, dans nos rÎles parentaux et lors de nos sessions de surf. Maintenant, toute cette organisation libÚre des tensions.»
Pour habiter et faire des affaires ici, Ă Grand Desert, Sarah et Jeff ont dĂ©veloppĂ© des Ă -cĂŽtĂ©s. Comme plusieurs autres rĂ©sidents, ils comptent sur les revenus de leur Airbnb et de leur jardin, surtout lorsque lâaccalmie hivernale sâinstalle. «Ma comptable me demande toujours: es-tu certaine de vouloir rester ouverte en janvier et en fĂ©vrier? Chaque fois, je lui rĂ©ponds: oui, car câest lâessence mĂȘme de lâentreprise. On ne veut pas ĂȘtre saisonnier. Câest notre engagement envers la communautĂ©, qui vit ici Ă longueur dâannĂ©e!» Elle sâattriste dâailleurs pour les habitants des villages touristiques qui voient leurs commerces dĂ©guerpir en mĂȘme temps que leurs visiteurs.
MĂȘme si les hivers se font durs, Sarah a rĂ©ussi Ă se forger un quotidien en cohĂ©rence avec ses valeurs. «Je suis heureuse de pouvoir crĂ©er mon horaire autour de la famille, des vagues et du cafĂ©. Pour lâinstant, câest ce qui me comble.»

Sarah arrive Ă un tournant: son commerce est presque autosuffisant, elle termine son deuxiĂšme congĂ© de maternitĂ© â Ă la maniĂšre dont les femmes entrepreneures le vivent â et dâautres projets se dessinent. «On verra oĂč jâen serai avec Timo au cours des prochains mois, mais jâaimerais mâinvestir davantage dans la communautĂ© des femmes qui surfent.»
Humblement, Sarah prend conscience de son statut de sĂ©nior et de lâinfluence positive quâelle pourrait avoir sur les autres. Surtout, elle connait bien les contraintes que les femmes rencontrent en surf.
«La rĂ©alitĂ©, câest que ce sont souvent elles qui restent Ă la maison pour sâoccuper de la famille. Câest vraiment difficile, pour une maman, de faire passer son plaisir personnel avant les enfants, car la prioritĂ©, ce sera toujours eux. On se sent vraiment coupable. On a besoin du soutien de notre partenaire, comme de celui des autres femmes, pour changer ce paradigme.» Sarah souhaite donc provoquer des occasions pour que les femmes se rassemblent et sâentraident, sans jugement. «Dans lâOuest canadien, il y a plusieurs infrastructures pour les aider dans leur pratique. Elles ont accĂšs Ă des coachs. Ici, ce nâest pas intĂ©grĂ© dans la culture du surf, qui est encore jeune.» Lâan dernier, Sarah invitait justement une coach de la Californie pour offrir des ateliers au R&R. Elle compte rĂ©cidiver cette annĂ©e. «Donner aux femmes la possibilitĂ© dâĂ©voluer ensemble pour devenir meilleures et renforcer leur indĂ©pendance, câest vraiment quelque chose qui mâanime!»

Il y a encore beaucoup Ă bĂątir dans la communautĂ©, dans lâeau comme en dehors. En milieu rural, la distance impose une certaine indĂ©pendance, mais elle incite aussi les gens Ă redoubler dâefforts pour bĂątir des liens.
Comment les projets de Sarah se dĂ©ploieront-ils dans un contexte de dĂ©confinement encore incertain? Aux derniĂšres nouvelles, elle demeure optimiste devant les dĂ©fis qui sâamĂšnent. Elle prend soin de sa famille et veille Ă ce que le cafĂ© puisse maintenir sa mission communautaire. Jeff, lui, en profite pour agrandir le jardin. Ăa promet! Pour lâinstant, les mets pour emporter â emballĂ©s dans des contenants biodĂ©gradables (amen!) â et la rĂ©ouverture graduelle du R&R mettent un baume sur nos cĆurs. La communautĂ© retrouve doucement son pouls.
RĂ©dactrice et photographe indĂ©pendante, aussi diplĂŽmĂ©e en psychologie de lâorientation et professeure de mĂ©ditation, Catherine Bernier use de sa crĂ©ativitĂ© pour Ă©veiller les gens Ă la conscience de soi, collective et environnementale. Originaire de la GaspĂ©sie, elle entretient une relation significative avec la mer et les vastes territoires sauvages, qui teinte sa dĂ©marche photographique. Son havre de paix, une cabine off the grid en Nouvelle-Ăcosse, lui permet dâarrimer ses valeurs Ă sa passion: le surf!
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