Le monument au pied des vagues

Avec le Mémorial de Steilneset, l’architecte Peter Zumthor et l’artiste Louise Bourgeois rendent hommage aux femmes et aux pêcheurs disparu·e·s de l’ile de Vardø, en Norvège.

Texte—Juliette Leblanc
Photos—Ken Schluchtmann

Le 24 décembre 1617 occupe une place sombre dans le folklore norvégien. Alors que la plupart des hommes du village côtier de Vardø, dans le comté de Finnmark à l’extrême nord du pays, sont partis pêcher, une terrible tempête s’abat soudainement sur la mer de Barents. L’orage cause le naufrage de dix bateaux et engloutit quarante hommes dans son sillage. Ainsi, du jour au lendemain, le village se retrouve majoritairement peuplé de femmes qui doivent rapidement apprendre à se débrouiller seules.

À l’époque, la Couronne désire imposer la religion protestante dans les régions reculées de la Norvège, où se pratiquent encore les rites traditionnels païens. Des dignitaires se rendent donc à Vardø et profitent du drame pour porter des accusations de sorcellerie contre une centaine de femmes, de jeunes filles et d’hommes du peuple sami, au terme desquelles 91 personnes seront menées au bucher.

Quelque 400 ans après cet horrible procès mené par l’État, le gouvernement norvégien décide de rendre hommage aux victimes en commandant un monument à l’endroit même où, selon certain·e·s historien·ne·s, les sentences furent exécutées.

C’est sur la grève surplombant la mer de Barents que Peter Zumthor, architecte suisse lauréat du prix Pritzker, et Louise Bourgeois, artiste franco-américaine renommée, conçoivent et font ériger le Mémorial de Steilneset.

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Il s’agit d’ailleurs de la dernière œuvre d’envergure de Bourgeois avant son décès en 2010, l’année précédant l’inauguration du monument.

Deux bâtiments distincts composent le Mémorial, formant simplement, dans les mots de Peter Zumthor, «une ligne et un point». D’une part, la structure contenant l’installation de Zumthor, Memory Hall, prend la forme d’un long cocon de tissu soutenu par une charpente en bois. De l’autre, l’installation de Louise Bourgeois, The Damned, The Possessed, The Beloved, est au cœur d’un cube ceint de panneaux en verre fumé.

La création de Zumthor témoigne de sa maitrise exceptionnelle du bois.

La charpente forme un squelette de 125 m de long rappelant les cadres de séchage à poisson en désuétude qui parsèment l’ile.

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Solennelle et élégante, la construction ressemble à un voilier et abrite une passerelle de bois étroite, le long de laquelle sont percées 91 fenêtres représentant les personnes exécutées. Sans isoler les visiteur·euse·s des éléments extérieurs, le corridor revêtu de soie — et ponctué de bannières portant le nom des victimes et des extraits de leurs procès — est toutefois sombre, voire étouffant. Dans chaque fenêtre, une ampoule brille, évoquant le rituel hivernal scandinave des fenêtres illuminées sans rideau. Mais Zumthor s’éloigne ici du symbole d’accueil, de chaleur et de confort traditionnel pour rappeler l’époque où une communauté s’est plutôt retournée contre elle-même sous le coup d’une série d’accusations sans fondement.

L’installation de Bourgeois est, quant à elle, hébergée dans un bâtiment qui tranche avec celui de son collaborateur. La structure carrée, faite d’acier et de panneaux en verre teinté, forme quatre murs à l’intérieur desquels l’artiste a placé une chaise de métal. Celle-ci se reflète dans sept miroirs ovales posés sur des colonnes métalliques, telles des juges encerclant un·e condamné·e.

Dans le siège de la chaise brule un feu en continu. La flamme éternelle ne symbolise ici aucune rédemption; elle ne fait qu’illuminer sa propre image destructrice.

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Les approches de Zumthor et de Bourgeois puisent toutes deux dans l’irrévérence et la franchise. Leur œuvre commune raconte une histoire, celle des 77 femmes et des 14 hommes brulé·e·s au bucher de la bien-pensance collective de l’époque. Les visiteur·euse·s sont stoppé·e·s dans leur élan par le vide tout autour — un miroir d’eau sans limites. Ce monument, posé sur la corniche de l’Europe du Nord comme une épave qui hésite à s’échouer, fait face aux vagues qui, en 1617, ont scellé le destin de la communauté de Vardø.

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