Village
Les Pays-Bas, un monde de roseaux
Erik Raschke jette un regard intime sur le rôle prépondérant du roseau dans l’architecture et la culture des Pays-Bas.
Texte—Erik Raschke
Illustrations—Kento Iida
L’eau est au cœur de la culture et de l’histoire néerlandaise: digues, moulins et canaux ne sont que quelques exemples de son contrôle et de son déplacement. La ville d’Amsterdam a notamment été en grande partie bâtie sur le sable, son développement rendu possible avec la réappropriation de cette ressource.
Aujourd’hui, 17% du territoire néerlandais est recouvert de l’or bleu, un chiffre pourtant beaucoup plus élevé des centaines d’années plus tôt, avant que les premiers colons se mettent à le pomper et à le drainer pour en faire émerger la terre. En fait, les Pays-Bas étaient autrefois un grand marais humide se déployant sur des milliers de kilomètres carrés. En guise de végétation, de grands roseaux recouvraient ce marécage boueux à perte de vue.
Les archéologues estiment qu’il y a plus de 3 500 ans, les roseaux poussaient en abondance sur les basses terres et étaient utilisés pour solidifier les premiers barrages néerlandais. Ce n’était que le début. Le pays compte maintenant de nombreuses variétés de roseaux employées à différentes fins selon leur poids et leur souplesse.
Aux Pays-Bas, le roseau est utilisé pour les meubles, la toiture, l’isolation, les clôtures, les instruments de musique, la médecine et la literie, ou encore, il est torréfié et mélangé au café, comme la chicorée.
Ce n’est pas tout: les chaises et les tables en osier sont fabriquées avec la plante, de même que beaucoup de tapis et paillassons plus anciens. Et, il y a plusieurs années, lorsque des logements pour personnes réfugiées ont été construits près de la ville d’Ypenburg, on l’utilisait aussi pour isoler le bruit de l’autoroute voisine.
On lui connait bien d’autres usages — moins pratiques, certes, mais tout aussi importants. L’été dernier, j’ai pu en découvrir une tout autre facette, plus intime, lors d’un séjour de canot dans un endroit où pousse cette plante délicate et résistante, symbole de la culture néerlandaise.

Absorbé par les vagues
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Mon fils de dix ans souffre encore des contrecoups du divorce de ses parents et du mode de vie en garde partagée. J’ai vécu la même chose à son âge, mais moi, je pouvais me réfugier, avec mon chien, dans les montagnes Rocheuses du Colorado. Les Pays-Bas, en revanche, sont l’un des pays les plus densément peuplés du monde.
Ici, la nature est clairement définie et entretenue avec attention. L’escapade, à l’image du paysage, doit être soigneusement planifiée.
Ma femme a amené l’idée d’un weekend en plein air. Elle savait que, comme j’avais grandi au Colorado, une partie de moi avait du mal avec le camping à «l’européenne»: les dizaines de tentes entassées sur une pelouse et le va-et-vient aux toilettes à minuit nous rappellent que nous ne sommes jamais bien loin de la civilisation.
«Apparemment, le parc national De Biesbosch est l’un des seuls endroits vraiment sauvages au pays, m’a-t-elle dit. Les terrains de camping sont accessibles uniquement en canot.»
Je garde moi-même de très bons souvenirs des descentes en canot avec ma mère sur les rivières Arkansas et Green. J’aimais la sensation d’arriver sur les rives, comme tant d’autres l’ont fait avant moi depuis si longtemps.
Je voulais offrir à mon fils des moments précieux similaires. Ainsi, quelques jours plus tard, nous avons quitté Amsterdam en voiture avec notre chien. Peu après, nous traversions les lacs du parc De Biesbosch dans un canot de location.
Notre embarcation fendait l’eau tandis que nous parcourions le lac, éclaboussés au passage. Absorbé par l’intensité des vagues, mon fils oubliait souvent de pagayer, ce qui me rappelait les rapides de mon enfance.

Tissé avec l’eau
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Aux Pays-Bas, bien qu’on utilise le roseau à toutes les sauces, il sert surtout à la construction de maisons, notamment pour fabriquer des toits depuis le premier siècle. Comme matière isolante, il offre fraicheur en été, chaleur en hiver, et assure une bonne aération pour contrer l’humidité des hivers néerlandais.
Le roseau est encore utilisé pour la toiture, surtout dans les environs du palais royal. Ces toits se révèlent plus couteux en raison du savoir-faire que requiert l’installation, mais ils sont étanches, pouvant durer de 25 à 40 ans. Ils jouissent aussi d’un certain prestige culturel.
En 2014, nous avons décidé de rénover notre appartement, situé dans l’ancien quartier d’Anne Frank. Lorsque nous avons démoli le plafond, des tonnes de roseaux poussiéreux sont tombées à nos pieds.
Les tiges d’un mètre de long étaient emprisonnées derrière une cloison sèche depuis les années 20 et offraient une protection efficace en matière d’isolation et d’insonorisation. Les appartements du quartier ont été construits rapidement pour accueillir la population juive qui arrivait massivement, fuyant l’Est. C’est plutôt étrange, aujourd’hui, d’imaginer ces chargements successifs de roseau séché, transportés à Amsterdam puis installés dans des immeubles d’appartements.
Parmi les roseaux
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Installés dans notre canot, le lac défilant derrière nous, nous avons doucement dérivé au gré des grandes touffes de roseaux verts (biesbosch signifie carrément «forêt de roseaux»). Ils étaient si hauts que même si nous avions pu nous tenir debout dans notre embarcation, il aurait été impossible de voir par-dessus. En l’absence de signal cellulaire, nous avons utilisé une carte et une boussole, naviguant dans des voies étroites où le courant s’insinuait.
«J’ai utilisé une boussole quand j’étais scout, mais jamais dans la vraie vie», m’a dit mon fils avec stupéfaction, un brin de fierté et un soupçon d’étonnement.
Pendant notre traversée parmi les troncs d’arbres submergés et autres racines boueuses, nous n’étions jamais bien loin des routes ou des pâturages. Toutefois, les roseaux coupaient en grande partie le bruit urbain et celui produit par d’autres embarcations, qui passaient parfois à quelques mètres de nous (seuls les moteurs électriques à faible bruit y sont permis).
L’eau saumâtre et rouille recelait de mousse grouillante de vie; une eau fraiche, filtrée, exempte de l’odeur nauséabonde qui habite souvent les marais. Elle ondulait devant le canot, à la manière d’une colonie de fourmis qui se divise sous le pied d’un·e enfant.
Chaque souffle du vent faisait chanter les roseaux autour de nous dans une sorte de chœur rauque, comme si des millions de feuilles se mettaient à applaudir gracieusement. Difficile de croire que nous étions à seulement une heure de route d’Amsterdam et de Rotterdam.

Plié, mais pas brisé
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Le roseau occupe une place à la fois discrète et irremplaçable dans la conscience artistique néerlandaise, en agissant comme muse pour peintres et poètes (dont le célèbre Guido Gezelle, qui a écrit, au 19e siècle: «Verwerp toch ook mijn klachte niet: ik! arme, kranke, klagend riet.» Ne rejette pas mon triste chant, moi, pauvre frêle roseau.)
Ce lien subtil avec le symbolisme du roseau était peut-être la raison pour laquelle notre périple a été si enrichissant; un murmure de compréhension entre le Biesbosch et nous.
Nous étions à la fois poussés par le vent de nos combats intérieurs, et en contrôle de notre parcours et de notre destinée comme père et fils.
À la tombée du jour, nous avons trouvé un emplacement assez élevé, à plusieurs kilomètres de notre point de départ. Tandis que nous cherchions un endroit où planter notre tente, le chien s’est mis à traverser les roseaux comme il le fait dans de la neige, à tâtons, où chaque petit mouvement est une victoire. Au bout d’un moment, nous avons trouvé un espace étroit et plat où faire notre campement.
Après un repas de macaroni au fromage, nous nous sommes allongés sur le dos, en savourant le silence. Des grenouilles abondaient autour de nous et des castors quittaient les rives boueuses pour entrer dans les eaux claires, la tête bien dressée et stable, suivant un courant invisible.
Les étoiles brillaient de mille feux dans la nuit noire. Mon fils et moi avons beaucoup parlé, de ses camarades à l’école jusqu’aux raisons derrière la séparation de ses parents. Ici, dans le silence des roseaux qui ont autrefois construit tout un monde, nous avons trouvé le refuge apaisant de réflexion et de reconnaissance de soi que j’espérais.
Erik Raschke est l’auteur de deux romans, dont To the Mountain, récemment paru aux éditions Torrey House (2021).
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