Comment corder du bois avec Claude | BESIDE

Comment corder du bois avec Claude

«Se reposer» ne fait pas partie du vocabulaire de Claude Beaudry. L’octogénaire nous transmet l’un des savoir-faire qui le gardent occupé, corder du bois. Un texte issu du livre SAVOIR FAIRE

Texte—Eugénie Emond
Photos—Alma Kismic

Deux minutes et c’était fini. L’arbre a tangué un peu. À peine. Les deux pieds bien d’aplomb dans la pente du fossé, la neige jusqu’à mi-jambe, le vieux bucheron a d’abord pratiqué avec précision deux encoches à la base du tronc avant de s’écarter en vitesse. La cime a légèrement vacillé vers la droite avant de prendre son élan vers la gauche. Le tremble s’est affalé dans l’érablière, pile-poil là où il le fallait, épargnant les maigres bouleaux jaunes qui l’encerclaient.

Couché, le long feuillu n’effleure même pas les tubulures au bout du chemin. Du grand art.

Le bruit de la scie mécanique s’est éteint. On n’entend plus que la respiration sifflante de Claude. «Faut que j’m’essouffle», halète-t-il, sa façon à lui de nous indiquer qu’il doit reprendre son souffle. Appuyé sur son genou, il se concentre sur l’air qui entre avec difficulté dans ses poumons abimés. «L’hiver je fais pas assez d’exercice. Le temps des sucres va me redonner de l’ouvrage», espère-t-il, confiant.

Bientôt, si tout va bien, il reprendra du collier quand reviendront les longues heures à alimenter l’évaporateur du beau-frère en bois de chauffage et en eau d’érable. Tranquillement, la forme reviendra. Mais les nuits sont encore trop froides et Claude ne s’attend pas à voir la sève couler avant deux bonnes semaines.

L’arbre transformé en rondins et les branches ramassées, il remet sa scie à sa place, dans la boite en carton derrière sa motoneige. L’engin se met en marche et crache un nuage de fumée bleue, qui le suit jusqu’à sa chaumière pointue au coeur des vallons de Lanaudière.

J’ai connu Claude par l’entremise de Raymonde Beaudoin. Raymonde est née ici, au village de Sainte-Émélie-de-l’Énergie — comme mon arrière-grand-père Jo Coutu d’ailleurs, autrefois boucher du village, et plusieurs de mes ancêtres. Raymonde écrit des livres qui présentent la vie passée des bucherons et des draveurs, redonnant du lustre à ces hommes des bois. «Je crois t’avoir trouvé quelqu’un, m’avait-elle écrit.»

«Claude Beaudry. Il connait tout de l’abattage à la corde. Il a la parole facile et est accueillant. Il vit dans un rang où il buche avec son beau-frère.»

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Le bucheron invétéré
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C’est dans le rang de la Feuille-d’Érable, une des plus vieilles routes du village, que j’ai trouvé Claude. Il était exactement comme Raymonde me l’avait décrit. Il a reconnu le bas de mon visage, celui des Coutu, moi qui n’ai pourtant jamais mis les pieds ici.

Dans sa bibliothèque, le livre de Raymonde sur la vie dans les chantiers ne prend pas la poussière. Claude le feuillète de temps en temps, l’ouvre à la page 46, où une toute petite photo en noir et blanc lui offre une plongée directe vers les automnes de son adolescence.

L’image montre un camp de bucherons en rondins à Mont-Laurier. À 18 ans, Claude y dormait avec quelque 70 autres hommes. C’était en 1954. Il arrivait sur place en septembre et repartait avec les premières neiges. Trois mois à bucher du lever du soleil à la tombée du jour, avec une sciotte de quatre pieds de long, caractéristique de l’époque. Sans scie mécanique.

«Je buchais une lisière de bois, je la cordais et je faisais un chemin en même temps. On faisait sept dollars la corde.»

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Claude a fait ça jusqu’à l’âge de 20 ans. Au retour de son dernier séjour dans le bois, sa mère est décédée. «Elle est morte d’usure, c’est ben simple, après avoir porté 15 enfants — dont 13 vivants. J’ai trouvé ça dur… C’était une femme toujours de bonne humeur.»

Et puis le monde a changé. Alors que les entreprises agricoles prenaient de l’expansion, se muant en véritables industries, la modeste ferme autosuffisante de son père, elle, était difficilement rentable.

«Mon père me l’avait offerte, mais dans ce temps-là, c’était pas assez gros, je pouvais pas vivre avec ça.»

S’il avait accepté l’offre de son père, Claude se serait peut-être épargné sa longue parenthèse urbaine. Quarante années passées à Montréal où il rejoint d’abord le reste de la fratrie. Il y délaisse la sciotte et devient plombier. Un plombier doté d’une force herculéenne.

«Je pouvais transporter un bain en fonte de 200 livres: je le mettais debout, je le transportais sur mon dos, la tête accotée dans le trou du bain. Je montais trois étages avec. Les gars de la ville trouvaient ça épouvantable!»

Claude a à peine terminé son anecdote que les murs de la petite maison se mettent à vibrer. «Et voilà! Ça vient de partir!» lance Suzanne, sa compagne des 20 dernières années. Boum! Dans un puissant vacarme, un pan de neige se détache du toit de tôle. «Ça débarque, la neige! Y fait doux!» me rassure Claude devant mon regard effaré.

Le retour
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Le calme revenu, les oiseaux volent à la mangeoire, près de la fenêtre. Des sittelles, des geais bleus, des gros-becs errants, des mésanges. «Hier on en a vu un tout blanc avec une p’tite affaire rouge sur la tête», relate Suzanne. Depuis qu’il s’est installé à nouveau à Sainte-Émélie-de-l’Énergie dans le rang de son enfance, Claude ne se lasse pas de ce contact avec la nature. «Le rang de la Feuille-d’Érable, ça m’était jamais sorti de l’idée.»

«J’ai fait ma vie à Montréal, mais vieillir là? Ça m’intéressait pas. Icitte y avait de quoi à faire: bucher.»

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Dès que la retraite est arrivée et que sa femme «a sacré le camp», mettant fin à leur longue relation, il est revenu. Claude a acheté un terrain tout près du chemin Beaudry, nommé en l’honneur de la famille. La maison n’était qu’un pignon, un camp, qu’il avait bâti dans les années 70 et où il venait parfois avec ses fils la fin de semaine.

«J’avais payé le terrain 500 piasses. Au début des années 70, ça valait rien, même pas dix cents du pied.» Il y a ajouté une extension et certaines commodités. Depuis quelques années, il donne un coup de main à son beau-frère, qui possède l’érablière sur l’immense terrain à proximité. «Mon beau-frère, c’t’un gars de bureau, pas un gars de bois pantoute, mais y est travaillant pis y voulait apprendre. Moi, je lui ai montré comment faire pour abattre un arbre.»

Alors que Claude enfile ses souvenirs, Suzanne, elle, est assise à table, concentrée sur un canevas affichant un raton laveur brillant. «On appelle ça de la peinture aux diamants. On colle les billes selon les couleurs dans les numéros. Moi, j’le fais avec une pince à cils.»

Un travail de moine qui l’aide à passer les longues journées d’hiver. Une occupation à mille lieues de celles de Claude, qui, malgré ses poumons affaiblis par l’amiantose, est rarement assis bien longtemps.

— Quand y a rien à faire, j’vas vous l’dire, c’t’un ours en cage, raconte Suzanne. Y se cherche d’l’ouvrage. Y corde de la neige!

— Ah! C’est pas si pire que ça, bougonne Claude. Mais je vais vous dire; depuis que je suis icitte, j’ai jamais arrêté de travailler. Pis c’est exactement ça que je voulais, ajoute-t-il, satisfait.

SAVOIR FAIRE

Des histoires et des connaissances de nos ainé·e·s qui ont le potentiel de nous outiller pour l’avenir.

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Corder du bois
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Le meilleur temps pour bucher le bois se situe à la fin de l’automne, lorsqu’il n’est plus gorgé de sève et qu’il offre moins de résistance. Chaque année, Claude descend dans la cave les buches qu’il a fendues dans l’érablière l’année précédente — dont celles de plusieurs hêtres, la plupart étant ravagés par des parasites. Le bois a séché plusieurs mois, voire une année entière, cordé à l’extérieur, avant d’être utilisé pour le chauffage. Le ranger en cordes (sous un toit ou une toile, à l’abri des intempéries) permet d’éviter qu’il ne pourrisse au sol tout en économisant l’espace. Mais il faut savoir y faire, sans quoi, notre pile s’effondrera comme un château de cartes. Les cordes de Claude sont formées de deux piliers de buches, un à chaque extrémité, afin de stabiliser l’assemblage.

Les cordes destinées à la vente ont un prix qui varie d’une région et d’un détaillant à l’autre, mais leurs dimensions demeurent standards (4 pi de haut et 8 pi de longueur). Claude affirme que les plus malins y laissent des trous pour y gagner au change.

  1. Placer par terre trois buches de même dimension, collées parallèlement les unes contre les autres; il s’agit de la base d’un des piliers. Le bois en contact avec le sol doit être posé écorce contre terre afin de le protéger de l’humidité.
  2. Y superposer perpendiculairement deux ou trois buches, toujours de même dimension, et les placer de façon à ce que l’assemblage soit stable.
  3. Répéter l’étape précédente jusqu’à l’obtention d’une tour de 4 pi (un peu plus d’un mètre).
  4. Construire un second pilier à 8 pi (un peu plus de deux mètres) du premier.
  5. Entre les deux, déposer buches et rondins les uns à côté des autres, parallèles, en les emboitant solidement jusqu’à égaler la hauteur des piliers.
  6. Au besoin, si la structure bouge ou s’incline avec le temps — ce qui peut arriver après quelques mois, comme le sol travaille —, replacer la corde de bois en totalité ou en partie pour rétablir sa stabilité.

Eugénie Emond est journaliste indépendante. Elle est également détentrice d’une maitrise en gérontologie de l’Université de Sherbrooke. Son travail lui a valu trois Grands prix du journalisme indépendant et deux médailles d’or aux Prix d’excellence en publication numérique. Elle est l’autrice de SAVOIR FAIRE: Histoires, outils et sagesse de nos grands-parents, dans lequel est paru ce portrait.

 

Après un parcours atypique, Alma Kismic vit de sa passion, la photographie, depuis maintenant cinq ans. Elle signe chacun de ses portraits avec nuance, authenticité et douceur. Alma voue également un grand amour à la nature, aux textures et à l’être humain, des sources d’inspiration dans ses oeuvres minimalistes.

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