Pour que les érables coulent encore

Dans la petite municipalité de Tingwick, dans le Centre-du-Québec, la famille Moreau produit du sirop d’érable 2.0.

Texte—Juliette Leblanc
Vidéo de couverture—Pierre-Jean Moreau
Photos—Eliane Cadieux

La neige brille ce matin sur le chemin du Radar, à Tingwick. Michel Moreau attache ses raquettes avant de rejoindre Pierre-Jean, son plus jeune fils, en forêt pour une journée d’entaillage. L’opération a commencé à la mi-janvier. Pendant ce temps, Philippe et sa mère, Jocelyne, m’attendent dans la cabane à sucre avec un thermos de thé bien chaud.

Pendant que la planète est sur pause à cause de la COVID-19, la «saison des sucres», elle, ne peut attendre. De janvier à mars, les tâches se succèdent et les journées sont longues: entaillage, pompage de l’eau d’érable jusqu’à la cabane, transformation de l’eau bouillie en sirop… Durant cette période, toute la famille met la main à la pâte. «Parfois, on reste ici jusqu’à 2h du matin, pour bouillir le sirop et ne rien perdre de la production», raconte Philippe.

En mars, lorsque la température se réchauffe, l’eau qui se trouve dans le tronc et les racines prend de l’expansion et exerce une pression à l’intérieur de l’arbre. La coulée est favorisée par l’alternance du gel, la nuit, et du dégel, le jour. Il ne faut surtout pas rater cette précieuse fenêtre de production, qui fluctue d’une année à l’autre en fonction des aléas de la météo. D’autant plus qu’avec le changement climatique, la sève coule chaque année de plus en plus tôt.

Jocelyne et Philippe m’expliquent que la température, la composition du sol et les conditions générales de chaque récolte auront une incidence sur la teneur en sucre, et donc sur le gout du sirop. Savoir détecter le moment où l’eau commence à gouter le bourgeon est primordial: si la sève atteint le bout des branches, il en résulte un arrière-gout désagréable. C’est le signal de la fin de la saison des sucres.

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Sirop d’érable 101 

Au printemps, l’alternance du gel et du dégel provoque la coulée de l’eau d’érable. La nuit, sous l’effet du froid, les branches de l’arbre gèlent et le gaz présent dans ses fibres se contracte. La sève gèle aussi, mais, contrairement au gaz, elle prend de l’expansion dans les fibres de l’arbre. Toute la nuit, l’eau absorbée par les racines monte à l’intérieur de l’érable en se gorgeant, au passage, des réserves de sucre. Le jour, la température se réchauffe et les branches de l’arbre dégèlent. Sous l’effet de la chaleur, la sève devient liquide et le gaz contenu dans les fibres de l’arbre reprend de l’expansion. L’érable se trouve alors sous pression et  repousse la sève sucrée vers le tronc de l’arbre. C’est à ce moment que la sève d’érable se met à couler. 

En 2016, les quatre fils de Jocelyne et Michel, âgés de 25 à 32 ans, ont racheté l’érablière familiale. Les parents sont alors devenus des consultants bénévoles (et des aides durant les journées intenses comme aujourd’hui), un rôle qu’ils remplissent avec bonheur et fierté. Michel et Jocelyne n’avaient jamais pensé céder un jour l’érablière à leurs fils. «Quand on a parlé de vendre à des acheteurs potentiels, les gars nous ont dit qu’ils souhaitaient garder l’érablière. On a dit oui, mais seulement si les quatre l’achetaient ensemble», explique Jocelyne.

Le quatuor dirige donc désormais les opérations. Louis, l’ainé, travaille comme ingénieur électrique pour la compagnie où travaillait son père, et consacre une (bonne) partie de son temps à l’érablière; il y supervise le rendement et le bon fonctionnement des capteurs de surveillance. Philippe fait office de comptable, de trésorier et de gestionnaire désigné de l’entreprise familiale. Charpentier-menuisier de formation, Bertin travaille à la construction, à l’amélioration et à l’agrandissement des multiples structures liées à la cabane. Pierre-Jean partage son temps entre des contrats de design graphique ou de photographie et l’érablière, où il tient le rôle de spécialiste de la pose et de l’entretien des tubulures. Et lorsqu’ils ont du temps libre, Louis fabrique du cidre de pommes sauvages, Bertin part en expédition de motocamping, Pierre-Jean effectue des tournées avec son groupe de musique, et Philippe multiplie les voyages de skateboard tout en réalisant des films.

Les murs de la cabane à sucre sont d’ailleurs décorés des vieilles planches à neige des fils Moreau — une manière pour eux de rajeunir l’image traditionnelle de l’acériculteur.

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«C’est moi qui ai convaincu Michel en 1994 d’entailler les érables sur notre parcelle de terrain, raconte Jocelyne. Toute mon enfance, mes frères ont fait du sirop sur la terre de mon grand-père.» Elle se souvient du transport de l’eau dans des seaux sur des traineaux de fortune, et de leurs «parties de sucre». Après le décès du grand-père, la tradition s’est perdue, jusqu’au moment où Jocelyne a été forcée, pour la première fois en plusieurs décennies, d’acheter du sirop d’érable faute d’en avoir produit assez.

C’est alors qu’elle a décidé de s’impliquer et d’initier ses garçons: «J’allais dans la forêt avec les enfants. J’en avais un sur le dos, deux dans un traineau et je tenais le quatrième par la main.»

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Jocelyne revoit ses fils, enfants et adolescents, alors qu’ils jouaient dans leur royaume d’érables à sucre, couverts de boue. De fil en aiguille, l’érable a pris une place importante dans la vie familiale. Jocelyne et Michel ont progressivement racheté les parcelles adjacentes — passant de 4 500 à 15 000 entailles — et suivi des formations d’acériculture. En 1997, Michel a quitté son emploi de cadre dans une entreprise bien établie pour devenir acériculteur à temps plein. En 2007, ils ont fait le saut vers la production biologique: une méthode prometteuse pour s’adapter au changement climatique. Les fils sont à leur tour animés de la même ambition. En 2019, ils ont finalisé l’acquisition d’une autre érablière dans la même municipalité. Une occasion qui se présente rarement. Cette année, ils auront plus de 20 000 entailles.

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Faits intéressants 

1/ Le Québec est responsable de 72% de la production mondiale de sirop d’érable. 

2/ Le Québec compte environ 7 400 entreprises acéricoles en production dispersées sur son territoire.

3/ Les États-Unis sont le principal acheteur de produits d’érable avec 2/3 des exportations canadiennes.

L’ensemble de la production de la famille Moreau est destiné à la fédération des Producteurs et productrices acéricoles du Québec (PPAQ), qui gère l’offre et la demande du sirop québécois sur le marché mondial. La certification biologique ne représente que 26% du sirop produit dans la province. Pas étonnant, vu son cout élevé et la complexité des mesures qu’elle exige. L’aménagement des érablières, la diversité végétale, la fertilisation, le contrôle des ravageurs, la collecte et la transformation de l’eau d’érable: tout doit être adapté pour respecter les normes de la culture biologique. Qu’à cela ne tienne, les nouveaux propriétaires ne sont pas rebutés pour autant, ils souhaitent même aller bien au-delà de ladite certification:

«On veut avoir une forêt diversifiée et en santé, parce qu’on est ici en toute saison, on en profite à longueur d’année», précise Philippe, qui fait aussi la cueillette de champignons et de plantes forestières comestibles avec ses frères.

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Jocelyne a «congé d’entaillage» depuis deux ans maintenant. Mais lorsque nous rejoignons l’équipe en raquettes au milieu des arbres enneigés, elle me confie que la forêt lui fait toujours le même effet: «C’est tellement beau. Je m’arrête pour regarder autour de moi et respirer. Le bruit du vent dans les arbres…» Elle a raison. La forêt — silencieuse — est magnifique. Michel, Pierre-Jean et deux de leurs employés se déplacent d’un arbre à l’autre, opérant avec des gestes précis qui témoignent de leurs années d’expérience. Ils percent d’abord l’érable (à une distance suffisante des entailles précédentes pour ne pas blesser l’arbre), introduisent ensuite un chalumeau et l’arriment à la tubulure, qui achemine la sève jusqu’aux stations de pompage.

Michel et Jocelyne continueront de transmettre leur savoir-faire tant qu’ils le pourront, mais à voir aller leurs fils, ils sont déjà convaincus qu’ils feront partie de la relève qui redéfinira l’acériculture au Québec.

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Ce printemps, les quatre hommes ont choisi de se rapprocher encore un peu plus l’érablière en déménageant tous sur le terrain familial. Pierre-Jean s’installera dans un loft aménagé avec des matériaux recyclés juste au-dessus de la cabane à sucre; Bertin et Louis occuperont quant à eux la maison bigénérationnelle située sur la dernière parcelle de terrain, acquise en 2019; Philippe, nouveau papa, s’installera bientôt avec sa petite famille dans une maison actuellement en construction, à quelques pas de la cabane. Sa fille grandira au milieu des érables, comme lui. ■

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