Dans la lentille
L’éden perdu d’Égypte
Un essai visuel de Catherine Hyland
Texte — Simon Ings
Photos — Catherine Hyland
Farafra est située à un peu moins de 600 km au sud-ouest du Caire, au milieu du désert occidental d’Égypte, une dépression de quelque 680 000 km2. La ville est bâtie autour d’une oasis et abrite des jardins assez grands pour que chacune des vieilles familles qui y sont installées dispose d’une parcelle de bonne dimension. On y cultive des dattes, des olives et des citrons, et la ville a toujours réussi à nourrir sa population.

Farafra se démarque de la culture cairote qui prévaut ailleurs. Comment pourrait-il en être autrement ? La ville n’est pas très loin de la frontière libyenne et elle est peuplée en grande partie de Bédouin·e·s qui se souviennent encore des tracés des anciennes routes commerciales.
De plus, Farafra est une vieille ville; plus vieille que Le Caire; plus vieille même que Thèbes (que vous connaissez sans doute sous le nom de Louxor), qui a pourtant vu le jour il y a quelque 5 000 ans. Les premiers établissements humains des environs datent en effet de plus de 10 000 ans. Avant Farafra, il n’y avait pas de villages en Égypte (du moins pas à notre connaissance).
C’est dans la région de Farafra que les populations ont appris l’art de la sédentarité.
L’idée que des ilots de verdure aient subsisté dans ce qui est aujourd’hui l’un des coins les plus arides de la planète a quelque chose d’irrésistiblement romantique. À l’époque coloniale, des géographes, des aventuriers et des archéologues européens ont zigzagué d’une oasis à l’autre, boussole et carnet en main, croyant fouler les vestiges d’un éden englouti sous la poussière du désert.
Ils n’avaient pas tort: on peut admirer, dans une grotte située à quelques heures de route au sud-ouest de Farafra, des gravures rupestres datant de l’âge de la pierre et représentant des chèvres, des gazelles, une girafe et même… un bateau.

De l’eau, du vent et du sable
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Il est facile d’imaginer qu’un désert a un jour été une étendue d’eau ou une terre fertile et verdoyante. Plus difficile est de concevoir à quel point ça fait longtemps que cette région — aujourd’hui le parc national du Désert blanc — s’est asséchée.
C’était déjà un désert à l’époque des pharaons; Farafra n’était alors rien d’autre qu’une escale sur la route qui reliait la Méditerranée et le Sahara libyen. Il n’y avait ni pâturage ni carrière; même les infatigables Romains n’ont réussi qu’à y creuser quelques puits artésiens à l’époque de leur occupation du territoire.
Pourtant, même en ces temps lointains, on entretenait une vision romantique de la région, comme s’il s’agissait d’un éden perdu. Après tout, elle a bien été surnommée Ta-iht, «le pays de la vache».
En réalité, aucun squelette de vache n’a jamais été découvert parmi les ossements pétrifiés que l’on trouve ici; seulement des os de chameau, de gazelle et d’autruche. (D’ailleurs, les œufs d’autruche faisaient de si bons récipients que personne n’a pensé à fabriquer de la poterie dans la région.)
Pourquoi une civilisation née au bord du Nil célèbrerait-elle comme une terre d’abondance un coin aride, isolé et inhospitalier du désert voisin?
Les travaux archéologiques réalisés au cours des 25 dernières années ont révélé que, contrairement à ce que l’on croyait, la civilisation n’est pas née au bord du Nil: elle est apparue ici, dans les zones humides autour de Farafra. L’élevage et l’agriculture ont été pratiqués plus à l’est à mesure que la terre s’asséchait.

Le souvenir de la pluie
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Il n’est pas interdit de circuler en voiture dans le désert blanc, mais il serait idiot de le faire sans guide. L’idéal est d’y aller à dos de chameau et de prévoir une semaine pour l’explorer. Le désert est montagneux et les formations rocheuses qui s’y dressent ressemblent à des nuages solides.
Le sable et le vent ont sculpté le calcaire crayeux qui recouvrait le fond de la vallée, comme s’il s’agissait d’un glacier, et les photos que vous prenez évoquent davantage l’Islande que l’Égypte. Vous faites demi-tour et, en observant le sable transporté par le vent qui s’infiltre dans les interstices entre les montagnes, vous prenez soudain conscience que vous ne voyez plus votre campement.

Bien sûr, on peut parcourir les lieux à pied, mais il faut y aller avec vigilance, car il suffit d’un changement de lumière pour que les couleurs se modifient. Et rien, absolument rien ici n’a la même apparence vu de deux angles différents. La symétrie n’existe pas dans ce paysage.
Le désert blanc est plutôt blanc, c’est vrai. En fait, il est de la couleur que prend la craie laissée par les lacs aujourd’hui disparus quand le soleil s’y reflète: on y observe toutes les nuances imaginables d’ocre et de violet, mais aussi, à l’aube, des teintes improbables de bleu arctique.
Des nodules ferreux provenant d’anciens volcans ou les restes pétrifiés d’un acacia forment des taches sombres sur l’horizon. Des fragments de pierre jonchent le sol et de jeunes tamaris au tronc grêle plongent leurs racines dans le calcaire transformé au fil du temps en une pierre tendre et friable.
Cela fait si longtemps que la région s’est asséchée que sa géologie ne se souvient plus de la pluie. Il n’y a pas de rigoles, pas de ravines, pas de lits de rivière. Seules sont visibles les démarcations des rives de lacs anciens, et encore: elles ne sont pas faciles à repérer dans ce paysage de vent et de sable.
La NASA a comparé les photos prises sur Mars par la sonde Mariner 9 ainsi que par l’atterrisseur et l’orbiteur du programme Viking avec sa banque d’images satellites de la Terre. L’idée était de trouver l’endroit au monde qui se rapprochait le plus de l’environnement martien et de pouvoir ainsi accélérer l’étude de la planète rouge. C’est ainsi que le désert blanc a été choisi comme site de recherche pour la planification des prochaines missions sur Mars.
À notre retour à Farafra, on prend le thé en regardant des gens cueillir des dattes. Notre guide nous explique que les bâtiments en briques de boue séchée qui formaient le centre de Farafra, négligés et laissés à l’abandon, ont presque tous disparu, car les familles locales d’aujourd’hui leur préfèrent des constructions en béton, même si ce matériau emmagasine la chaleur l’été et le froid l’hiver. On l’écoute en hochant la tête tristement.
Ça changera. L’image d’une ville faite de maisons en boue construites le long de ruelles tortueuses et ombragées peut sembler dépassée à ses habitant·e·s, mais, pour une nouvelle génération de touristes de l’Occident, elle s’inscrit dans un modèle de modernité durable. Un jour, Farafra se reconstruira: elle prendra un visage différent, à la fois étrange et nouveau — comme elle l’a fait plus d’une fois déjà durant ses 10 000 ans d’existence…
Catherine Hyland est une artiste établie à Londres. Titulaire d’un baccalauréat en beaux-arts (avec mention) du Chelsea College of Art and Design, elle a aussi obtenu un diplôme de master au Royal College of Art. Elle s’intéresse aux individus et aux liens qu’ils entretiennent avec leur territoire. Si elle photographie surtout des paysages, elle explore également les notions de mémoire, d’espace, de communauté et d’identité nationale.
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