Un voyage comme une boite de chocolats

Texte & Photos — Dominic Faucher

Prélude

Le nouvel an chinois

Bangkok, Thaïlande.
Fin janvier 2020.

Marie, Étienne et moi sommes parmi les seuls Nord-Américains dans la marre de monde qui nous entoure, principalement des Chinois. On est le 25 janvier, sur la rue Yaowarat, à Bangkok. L’esprit est à la fête: déguisements, chorégraphies, dragons et robes rouges. Malgré le vacarme du Nouvel An, les festivités n’ont pas de visage.

La majorité des gens sont masqués.

Un Thaïlandais qui nous vend des fruits nous dit nonchalamment: «Ils sont toujours masqués, les Chinois.»

On paye 60 THB pour nos fruits.

Étienne nous a emmenés dans une distillerie, à l’abri des regards, pour discuter de notre grand projet:

— C’est quoi votre itinéraire?

— Ottawa à Baja, ensuite on remonte vers Vancouver, on se rend au Yukon et on revient.

— Tabarouette! C’est presque toute l’Amérique du Nord!

— Ouais, le voyage d’une vie. Ça fait deux ans qu’on le prépare.

On lui a expliqué les préparatifs, qui ressemblent à ceux d’une mission spatiale: gestion de l’eau et de la nourriture, de l’essence et des autres sources d’énergie, des finances, des mesures de sécurité, des papiers d’identité, des permis, des réparations, de l’entretien du véhicule, etc.

«On est prêts pour la guerre», je lui ai dit fièrement. Marie a renchéri: «Il faudrait quelque chose de majeur pour nous faire revenir à la maison. C’est le voyage qu’on veut faire avant le mariage et les enfants!»

 

Chapitre 01

La vieille Navajo

Monument Valley, Utah.
Début mars 2020.

Le stationnement du 13e mile sur la US-163 est vide. Désert. Pourtant, en 2017, l’endroit était peuplé de gens qui imitaient Forrest Gump sur la longue autoroute qu’on entrevoit dans le film du même nom.

Mon endroit préféré aux States.

Il n’y a personne, à part une vieille dame Navajo assise sur une chaise en plastique. Elle nous a vendu des boucles d’oreille avec des plumes turquoise.

L’œil profond sous ses paupières ridées, elle nous dit:

— Vous êtes mes seuls clients aujourd’hui.

— Personne n’est venu encore?

— Personne…

Je lui dis qu’elle n’a pas à s’inquiéter, en essayant d’être le plus rassurant possible avec mes cheveux sales sous ma casquette jaune. Elle m’a répondu d’un calme plat, comme dans les films westerns: «Si c’est mon tour, c’est mon tour. Si c’est le vôtre, c’est le vôtre.»

Hein? J’ai froncé les sourcils en regardant l’horizon orange. Après avoir claqué la porte de notre camion, j’ai fixé mes clés d’un air concentré:

— Ça a l’air sérieux, ici.

— [Pause] Je ne retourne pas à la maison.

— Oh, moi non plus.

— Pas après 2 ans de travail, 60 000$ et 900 heures de préparation.

Je n’ai pas compris sur le champ, mais la vieille Navajo faisait allusion au risque important qu’on prenait en achetant des bijoux. Un risque qui lui a rapporté dix dollars américains. Son seul revenu de la journée.

On a repris la route vers le sud-ouest après avoir imité Forrest Gump sur la 163.

La mission devait continuer, le gaz dans l’fond.

Chapitre 02

L’isolement aux États-Unis

Lone Rock, Utah.
Mi-mars 2020.

Le «camping» à Lone Rock est une immense plage de sable où l’on peut stationner le van où l’on veut pendant 14 jours, sans payer un sou. Un de nos endroits préférés aux États-Unis. Un désert silencieux.

Marie est au téléphone avec un conseiller à l’ambassade canadienne à Denver, question d’avoir l’esprit en paix:

— Non, vous n’êtes pas obligés de revenir au Canada, madame. Les frontières vont toujours être ouvertes pour vous. Vous pouvez vous déplacer par voie terrestre? Parfait, alors!

Marie appelle ensuite nos assurances:

— Votre couverture est toujours valide aux États-Unis, madame. Vous vous êtes inscrits avant le début de la crise. Par contre, on ne peut pas vous garantir une priorité dans les hôpitaux américains si vous tombez malades.

Marie est finalement au téléphone avec Affaires mondiales Canada:

— Ça devrait aller. Vous pouvez rentrer au pays quand vous voulez. On rappelle surtout les Canadiens qui dépendent d’un vol international.

Bon.

Au téléphone, Marie et ses amies discutent d’isolement à la maison, de quarantaine, de travail à domicile — des mesures en place pour ralentir la propagation du virus.

«Vous êtes plus isolés là-bas, qu’ici. Restez là-bas. C’est le shit show ici. Vous avez sans doute plus de chance de tomber malade ici.»

Elle raccroche, assise au milieu du désert de Lone Rock. Lone veut d’ailleurs dire solitaire, seul, isolé. C’est thématique. Tsé.

La mission continue.

Chapitre 03

L’appel du colonel

Phoenix, Arizona.
Fin mars 2020.

Mes parents ont vécu plusieurs crises rapprochées. Militaires de carrière, ils ont été aux premières lignes pour plusieurs moments sombres du Canada: déluge du Saguenay (1996), crise du verglas (1998), guerre du Kosovo (1999), attentats de New York (2001), guerre de l’Afghanistan (2003-2010).

Malgré leur grande générosité, nos conversations sont souvent réservées aux choses importantes. Comme aujourd’hui:

— Vous devez revenir, ASAP.

— On est isolés ici et tout est okay.

— Justement, ça ne l’est pas. Les É.-U. ne gèrent pas la crise comme au Québec. Ce n’est pas okay.

— Mais on est isolés, on ne parle à personne, on ne veut pas compromettre ce projet.

— Vous allez être «on your own» bientôt, peu importe comment les States gèrent la crise.

Ils avaient raison.

Dans les heures suivant leur appel, le périple sur lequel nous avions mis 2 ans de travail, 60 000$ et 900 heures de préparation s’est effondré d’un coup.

Les parcs, les campings et les BLM qui nous servaient de refuge ont fermé. Les assurances nous ont confirmé qu’elles ne pouvaient plus nous aider. La Californie est tombée en lock-down. La méfiance est devenue palpable chez les Américains. New York était en catastrophe. Le chauffage du véhicule a rendu l’âme alors que les nuits sont sous zéro. Des 18-roues bloquaient certaines stations-service en Arizona. Les garagistes fermaient boutique.

La mission est compromise.

 

Chapitre final

La boite de chocolats

Albuquerque, Nouveau-Mexique.
Début avril 2020.

Il pleut sur le Nouveau-Mexique.

Un panneau sur le bord de l’autoroute 66 à l’effigie de Monument Valley me fait penser à cet après-midi dans l’Utah, où on a acheté des bijoux en forme de plumes.

Je partage avec Marie le souvenir d’un des derniers moments d’insouciance et de liberté que nous avons vécu, imitant Forrest Gump sur la 163 en riant, quelques jours auparavant.

Marie me dit alors:

— Te rappelles-tu ce que la mère de Forrest Gump lui répète dans le film? La vie c’est comme une boite de chocolat, on ne sait jamais sur quoi on va tomber…

— Ouais. Je sais… Mais, il me semble que, dans une boîte de chocolats, tu t’attends au moins à trouver un peu de chocolat…

Anyways. Citation de marde.

Les essuie-glaces crissent toutes les cinq secondes, interrompant la lourdeur de notre silence devant la curve-ball un peu raide que la vie nous envoyait.

La mission a été suspendue le 1er avril.

 

Depuis 2014, Dominic Faucher est directeur de création et associé de l’agence Orkestra, à Gatineau. Mariepier Bastien est doctorante en éducation à l’Université d’Ottawa. Ensemble, ils forment le duo derrière Vanlife Sagas: un projet de création de contenu relatif au monde du vanning en Amérique du Nord.

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