L’insularité est une maison

Portrait de l’artiste comme territoire avec Alphiya Joncas.

Texte — Eve Laliberté

J’ai rencontré Alphiya Joncas en même temps que les iles de la Madeleine, il y a de cela environ huit mois. C’était quelques jours avant le début du confinement; nous étions loin de nous douter de ce qu’il adviendrait de nos relations sociales, de nos projets de voyage et de nos habitudes de vie.

Alphiya est née en Russie en 1993 et est arrivée aux iles à l’âge de deux ans. Après un parcours qui l’a notamment menée à Québec, où elle a fait des études en art visuel, elle est revenue s’établir sur l’archipel en 2018, afin de continuer à développer sa pratique multidisciplinaire.

Lors de notre première rencontre, j’ai été marquée par son mode de vie nomade, puisque celui-ci faisait écho à une curiosité qui m’habitait depuis un certain temps déjà.

Alphiya se promenait de demeure en demeure pour veiller sur les animaux et les logis de propriétaires absents. Ainsi, elle a résidé dans des maisons sur des buttes; des maisons au bord de la mer; des maisons dans les bois. Elle a apprivoisé le son du vent sur chacune d’entre elles.

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Quelques semaines plus tard, pour faire abstraction de cet état de paralysie qui nous était imposé — ou pour me rapprocher des iles, peut-être —, j’ai eu envie de discuter avec Alphiya d’un sujet riche en ces temps de confinement: la maison. Présente comme symbole dans le travail de l’artiste, cette dernière revêt des significations plus poreuses que jamais, alors que les frontières entre l’intime et le public se brouillent à coup de réunions Zoom, de séances de yoga dans le salon et d’apéros distanciés sur les balcons.

Nous avons entretenu plusieurs conversations au cours des derniers mois — des conversations souvent ponctuées de silences, de rêveries et d’anecdotes. Elles nous ont accompagnées au fil du confinement et de nos introspections respectives quant à ce qu’incarne, pour nous, la maison.

Un abri en forme de boite
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C’est à la suite d’une aventure en Écosse qu’Alphiya a tracé des lignes de maison sur ses photographies pour la première fois. Faute d’en posséder une où s’ancrer à temps plein et se dessiner un futur en solitaire, elle a fait apparaitre l’image de la boite — la maison originelle — dans ses œuvres lorsqu’elle a décidé de revenir s’établir aux iles.

«Je trouve drôle d’avoir commencé à travailler les maisons dans leur forme la plus simple, parce que je n’ai jamais été quelqu’un qui s’attache au bâtiment en tant que tel. J’ai l’impression que même le jour où je vais me caser, je vais continuer à aller explorer un peu partout», affirme Alphiya.

L’abri est-il vraiment une enveloppe physique? Pour Alphiya, c’est le terrain de jeu, l’espace élargi de l’extérieur qui importe, plus que le contour et les meubles. La terre est un sanctuaire qui amène davantage de réconfort que les toits. Et les déplacements représentent donc une manière, pour l’artiste, d’être chez elle.

«Quand j’étais aux études, je prenais seulement des photos de paysages, mais je ne m’intégrais jamais dedans. J’ai commencé à le faire cette année, et je pense que c’est une façon pour moi de statuer que je leur appartiens aussi. Que j’appartiens aux iles.»

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Alphiya et moi étions toutes deux des nomades de courte distance au début du confinement, au mois de mars. S’il s’agissait pour elle d’un choix, le nomadisme est rapidement devenu pour moi une réponse obligée aux voyages annulés; avant la COVID-19, j’avais en effet cédé mon bail d’appartement pour parcourir le monde.

Pendant qu’Alphiya se promenait sur ses iles, je vagabondais donc dans le Québec tout entier. Je me suis déplacée dans cinq régions différentes, m’appropriant au passage les bâtiments qui me servaient temporairement de demeures. Bien que l’absence d’un bail à mon nom ait été une source d’incertitude quotidienne, ces déménagements forcés m’ont permis de mieux comprendre mon rapport au «foyer». Et m’ont amenée à côtoyer les iles à mon tour, le temps de quelques mois.

Emménager dans le paysage
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«J’aime considérer que toutes les iles sont un peu ma maison», affirme Alphiya. Comme la majorité des gens qui peuplent sa région, elle en est fière. Pour elle, la maison est une émotion. Infinie comme les paysages qui se dressent par les fenêtres.

«Je pense que quand on grandit sur une ile, l’esprit insulaire reste toujours en nous, peu importe où l’on est. Ma pratique artistique était une manière de reconnecter avec mon territoire, même lorsque j’étais en ville.»

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Peut-être alors faut-il habiter hors des centres urbains, dans l’un des magnifiques coins du Québec, pour saisir cette impression que le territoire nous habite. La proximité avec la nature et le sentiment d’appartenance auraient-ils un effet sur notre conception de ce qu’est la maison?

Avant ma période de déplacements multiples, cette dernière incarnait pour moi le sanctuaire aménagé. La maison, c’était mes livres, mes tasses à café et mes couvertures de laine; une relation au confort basée sur quelques éléments primaires.

Il m’aura fallu un détour par l’archipel, par le quotidien de l’artiste, pour que ma maison s’élargisse. Pour que les murs tombent et que les longues heures passées dehors deviennent aussi importantes et riches que celles passées à l’intérieur.

Je comprends mieux, désormais, cette relation viscérale qu’Alphiya entretient avec son territoire. Habiter les iles, c’est habiter les saisons, la mer, le vent et les buttes. Quand la position du soleil devient notre repère — plutôt que les rues Sherbrooke ou Saint-Laurent — pour trouver les points cardinaux, c’est qu’il est nécessaire de repenser notre définition de l’habitat. De l’ancrer dans le vivant, plutôt que dans le béton.

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Dans d’autres circonstances, je serais encore aux iles, en train de poursuivre une longue aventure. Me voici pourtant devant la fenêtre d’un énième logement, à contempler les premiers flocons qui s’étendent sur le sol des Laurentides.

Chose certaine, Alphiya et sa maison insulaire m’auront permis de voyager autrement que prévu, et surtout de comprendre l’importance de faire rimer ancrage avec territoire, identité avec maison.

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Alors qu’elle continue de tracer des bâtiments sur ses images, je tente aujourd’hui de délimiter les contours d’un abri qui me sera plus durable, sans me restreindre au champ du visible. Portée par les résonnances du travail de l’artiste, j’apprends à ériger en fierté chacun des endroits qui m’auront permis de me définir comme appartenant au monde.

Eve Laliberté est une rêveuse, une journaliste et une éditrice indépendante. Elle détient un baccalauréat en histoire de l’art et poursuit présentement des études de deuxième cycle en édition et en journalisme. Eve a notamment publié son travail dans les magazines Vie des Arts, Anniversary et Échelles. Elle collabore à l’édition de différents périodiques spécialisés en culture, dont Résidence.

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